Safe Space

PAR MURPHY COOPER

Texte lu le 5 mai 2017, lors de la soirée d’ouverture du 16e Festival du Jamais Lu, Safe Space : Édith tient salon.

Chroniqueur au Nightlife sous le pseudonyme Le détesteur, Murphy Cooper nous rappelle que souvent nous reproduisons par nos idéologies l’exclusion contrelaquelle on dit lutter.
Mon nom est Murphy Cooper et j’ai 32 ans. À 24 ans, je découvrais pour la première fois de mon existence Albert Camus. Ce fut violent. Non seulement, je découvrais tardivement que l’homme a déjà vécu, mais je prenais conscience que L’Étranger était l’un des romans les plus lus à travers la planète. Le classique des classiques. L’essentiel du CEGEP. La base. Et j’ignorais tout de la base. À 24 ans. J’étais bouleversé. Pendant plusieurs mois, j’avais le sentiment qu’on savait. Que tout le monde savait. Que les inconnus dans le métro pouvaient déceler dans mes yeux que je n’avais jamais lu Albert Camus. J’avais l’impression que tout le monde le connaissait sauf moi. Sauf mes parents, mes grand-parents et mon frère. Comment ça se fait que mes parents n’ont jamais entendu parler d’Albert FUCKING Camus?

Je viens d’un milieu précaire. Je manquais d’encadrement, de vision, d’estime et de motivation. On m’a intimidé pour ça. J’ai mangé quelques coups. Mes parents ne sont pas un modèle de réussite. Je n’ai jamais côtoyé le succès et je me questionne encore à savoir ce qu’il peut bien goûter, le succès. Aujourd’hui, j’apporte toujours un soutien financier à mes parents. C’est difficile. Je me dis que c’est probablement pour cette exacte raison que ma famille et moi avons été tenus dans le néant quant à l’existence du grand Albert Camus.

Je ne sais toujours pas à quel endroit me situer par rapport aux gens qui, à l’inverse de moi, ont eu accès à une éducation post-secondaire. Je n’ai jamais vraiment su par où commencer, à quel endroit regarder. Quand j’ai découvert Camus, j’avais une soif insatiable de connaître, de savoir. Mais j’étais paralysé, engourdi et transi de honte. Il fallait d’abord que je confronte Albert Camus avant de pouvoir passer à l’étape suivante. Ça ne s’est pas fait sans heurts ni fracas.

Pour la première fois depuis le secondaire, j’avais envie d’apprendre. Ce sont les élèves issus de milieux aisés, les enseignants et même la direction qui m’en avaient découragé. Qui m’avaient fait sentir que le savoir était exclusif aux bourgeois qui n’avaient aucun trouble d’apprentissage et dont les parents fournissaient l’encadrement nécessaire pour atteindre la réussite. On m’avait carrément abandonné. Vers la fin de ma dernière année du secondaire, on m’incitait même à sécher les cours. Une cause perdue.

Vulnérable, laissé à moi-même et égaré, j’ai fait mes classes en marge du système. J’ai dérobé
la friperie du coin de tous ses classiques littéraires. Sans cesse ramené à l’humiliation subie à
l’école secondaire, il me fallait prendre sporadiquement de longues pauses de la littérature, de la poésie, du cinéma d’auteur, du théâtre et de tout effort intellectuel pouvant évoquer chez moi la violence des gosses de riche, des privilégiés et de la classe moyenne. Un constant rappel que le savoir, c’est pour les autres. Que chez moi, c’est contre-nature d’apprendre. Même si c’est la chose que j’affectionne le plus au monde. Ça me suit encore aujourd’hui.

Dès que j’ai lancé mon premier blogue en 2009, on m’a instantanément fait savoir que ma place était ailleurs. J’ai été moqué par des collègues, des militants, des intellectuels, des animateurs télé, des journalistes, des auteurs. On m’a pris de haut et on m’a invité à prendre la porte.

J’ai mis du temps à comprendre que mon cas est exceptionnel. Quand je regarde autour de moi, je réalise que pratiquement tout le monde dans mon domaine est issu d’un milieu aisé. Je ne suis jamais à l’abri d’un bon vieux commentaire classiste ou capacitiste. La plupart des gens que je côtoie ne sont pas en mesure de saisir l’étendue des conséquences qu’a eu sur moi une éducation en milieu précaire.

En parallèle, j’ai évolué au sein du mouvement hip-hop de Montréal qui m’a en quelque sorte sauvé la vie. J’ai fait la rencontre de gens aux réalités similaires à la mienne. Des Haïtiens, des Marocains et des Québécois de souche issus de quartiers défavorisés. Ils m’ont fait prendre conscience de mes privilèges d’homme blanc et m’ont permis de voir de très près des cas de profilage racial et de discrimination systémique. Les artisans du hip-hop sont mes premiers militants et le mouvement hip-hop montréalais est mon tout premier safe space où j’ai pu échapper à la violence des bourgeois et des universitaires outrecuidants.

Deux mille douze, année du printemps étudiant. Malgré ma méfiance des lettrés, je me suis rangé derrière les étudiants. Sans hésiter. Puis, je me suis rallié aux revendications des féministes, des personnes racisées et des personnes trans. Mon long parcours semé d’embûches m’avait préparé à tout ça. J’étais disposé à écouter de manière totalement honnête et désintéressée. Après tout, quand t’es le gars qui a découvert Albert Camus à 24 ans, t’as pas trop la tête à obstiner les gens. Tant de choses t’ont échappé et t’échapperont certainement encore. Alors je fermais ma gueule, j’écoutais et je me mêlais de ce qui me regardait.

Et puis dernièrement, il y a ces quelques militants zélés, imprévisibles et intransigeants qui ne croient pas au dialogue. Qui ciblent les gens, fichent les gens, les attendent dans le détour et cherchent à les prendre en défaut avant même qu’ils n’aient quoique ce soit à se reprocher. Qui cherchent à les piéger. Ils sévissent sournoisement, en meute, après avoir délibéré à huit-clos entre initiés. Sans même daigner en glisser un mot à la personne concernée en privé.

Ils t’humilient, te dépouillent de ta dignité sur la place publique. Parfois pour une virgule placée au mauvais endroit. Tantôt pour avoir recouru à un mot jugé inexact. Malgré ton background, malgré qu’on te sache à l’écoute. Ils te pointent une arme sur la tempe, au vu et au su de tout le monde, et t’ordonnent de t’agenouiller. Ils ne te donnent ni l’espace ni le temps d’évaluer les torts qui te sont reprochés. Aussi bénins soient-ils.

Ils espèrent que tu réagisses fortement, de manière à ce qu’ils puissent enfin faire de toi un être vil qu’on ne peut plus côtoyer. Appel au boycott. Ils salivent rien qu’à y penser. S’en réjouissent.

Tiens, par exemple, il y a cette fille qui tape sur les nerfs d’une pincée de militants. Ça commence à se savoir. On l’haït ouvertement d’une haine tout à fait irrationnelle et subjective. C’est gratuit. Elle n’a rien à se reprocher jusque là. Mais c’est écrit dans le ciel qu’ils finiront par lui dénicher un tort, un comportement problématique qui viendra légitimer le lavage public. Ça va de soi qu’ils finiront par trouver. Parce que tout le monde adopte des comportements problématiques. Tout est problématique. La question c’est plutôt : es-tu dans la mire de militants malintentionnés? Parce que si c’est le cas, bonne fucking chance. Ils vont pas te lâcher. Jusqu’à temps qu’on fasse de toi une personne qu’on ne peut plus côtoyer.

Ces militants, organisés, lettrés, qui pigent dans les ressources universitaires, pensent en groupe, débarquent avec tout le poids de l’éducation entre leurs mains et sautent à la gorge d’un individu, seul, vulnérable et impuissant. Ils le privent de ce qui lui a peut-être permis de survivre aux violences des bourgeois toute sa vie, de ce qu’il a de plus précieux : le dialogue. Désarmé, humilié. Ils n’ont pas envie qu’il s’améliore. Ils ne croient pas véritablement au changement.

Et là, comme ça, tes expériences antérieures, ton parcours rempli de tumultes, tes troubles d’apprentissage, la bonne volonté qu’on te connaît, et la classe à laquelle tu appartiens ne sont plus pris en considération. Ils te font payer trois fois le prix de ne pas connaître ce qu’eux-mêmes ont appris la journée d’avant. Il faudrait que tout le monde ait lu les mêmes bouquins au même rythme, et soit allé aux mêmes universités.

Je reconnaîtrais cette violence n’importe où. C’est une violence qu’on m’a infligée toute ma vie. Une violence symbolique qui très tôt m’a convaincu que je ne méritais pas d’accéder au savoir et d’avoir une bonne qualité de vie. C’est une violence qui s’appararente beaucoup à celle des bourgeois, des gosses de riches, de l’élite, de la classe moyenne et de ceux qui tiennent le savoir en otage.

Les gens ont peur de parler, de rectifier les faits et d’apporter un peu de nuance. Ils ont peur des représailles. Peur d’être balancés dans le camp ennemi. J’ai 32 ans et me revoilà encore au même endroit à devoir lutter contre mes intimidateurs du secondaire. Dans un milieu qui se dit progressiste. Mais de grâce, cessons d’accorder de la légitimité aux belliqueux qui ne veulent rien savoir de la patience, du dialogue et de la réhabilitation.

Ne les laissons plus cumuler des victoires par la peur et par la soif de pouvoir. Elles sont provisoires et c’est tout le monde qui perd à ce toxique jeu-là. Nous devrions plutôt privilégier les victoires qui sont pérennes. C’est elles qui comptent vraiment.

Pour terminer, j’aimerais inviter tout le monde à ne pas se laisser tenter par le piège affriolant de la polarisation. On peut pointer qu’il existe des militants mégalomanes, oui. Mais tous les militants ne sont pas malintentionnés. Leur travail est essentiel. Seulement, nous devons travailler à désarmer ceux qui se servent du militantisme pour des intérêts purements égoïstes et personnels.