Parle à ton voisin / Leanna Brodie

Chère voisine,
Je suis si heureuse de savoir que tu vas me recevoir de nouveau dans ton joli jardin théâtral, plein de Tremblays, de Ducharmes, et d’une quantité remarquable
d’Oliviers.

Toi qui as toujours fait preuve d’une grande générosité à mon égard, je sais à quel point tu apprécies l’authenticité, ce qui m’encourage à te livrer le coeur sur
un sujet délicat, confrontant même.

Pourrais-tu, dès lors, me répondre en français quand je t’aborde en français ? Ou, comme on dirait dans la langue de Shakespeare : what the fuck I gotta do to
getcha to speak French with me?

(Je m’excuse du juron : on m’a assuré que c’est 90 % moins vulgaire en québécois qu’en anglais canadien, et qu’on pourrait très bien demander à sa
grande-mère à table de lui passer les fucking patates. J’ai des doutes, mais bon).

Une conversation normale entre toi et moi, à date :
Moi : Salut ! Il fait froid, hein ? Comment va ton estomac, ces jours-ci ?
Toi : Fine thank you. How’s your eczema?

Puis dans la plupart des commerces à Montréal :
Eux : Bonjour/hi !
Moi : Bonjour ! Une, euh, une… chocolatine, s’il vous plait, et un bol de café au lait.
Eux : Thank you Madam, that’ll be six seventy-five.

J’imagine qu’on veut juste être poli ou efficace…. Mais normalement ça prend genre 30 secondes avant qu’on me fasse le switch. 30 secondes pour repérer mes origines et décider, pour moi et sans moi, que bien que j’ai commencé en français on va poursuivre en anglais. Et qu’est-ce que je ressens, moi, dans ces moments-là ? Honnêtement : le rejet, l’humiliation, et même la honte. La honte, après des années d’études et d’effort, d’être jugée insuffisante. Des fois, dans mon coeur, c’est comme si je venais de t’offrir une tarte, et qu’après un coup
d’oeil à sa croûte, tu me la jetais par la fenêtre.

Je suis le produit d’une école d’immersion, et mon amie à Vancouver vient de me raconter une statistique affreuse (et non-vérifiée). Les écoles d’immersion françaises sont pleines à craquer en Colombie-Britannique, mais une fois leurs études terminées, sur 100 de ces étudiants, il n’y a que quelques qui vont continuer à parler français. La paresse ? Peut-être. L’arrogance anglophone, qui veut que tout le monde s’accommode au pouvoir du marché ? Aussi. Le manque d’un contexte francophone ? Sans doute. Mais avant tout, je devine, la gêne.

On a peur d’être jugé, et de planter. On a peur de ces 30 secondes.
- Dude, didn’t you just get back from Montréal?
- Yeah, it was great.
- Did you try to speak French?
- Yeah.
- How long before they switched on you?
- About 30 seconds.
- Damn. That’s harsh.
- Yeah. I don’t know why I even bother.

Moi, par contre, j’ai composé avec la gêne, l’ai prise en amitié même. Comme quand je demande aux gens dans un bar bruyant de me répéter clairement leurs propos, ce n’est pas nécessairement que je ne les comprends pas, c’est que je ne les entends pas… car mon appareil auditif ne fonctionne pas si bien avec le bruit ambiant. Alors, quand on switche vers l’anglais, ça ne sert pas à grande chose. Donc, j’apprends à avouer ma condition à mes interlocuteurs, afin de ne pas perdre notre temps. Accepter la gêne comme un élément nécessaire de la condition humaine, ça nous permet de vivre tant de belles choses. Renoncer à tout dire, à tout entendre, à tout comprendre, à être en tête de classe, afin de pouvoir vraiment profiter de ton beau jardin, avec ses Feluettes et ses Poules mouillées, ses Gamètes et ses Barbelés. J’ai assez sué pour gagner mon accès à ce pays de merveilles qui est ton jardin… et je ne veux pas y perdre les clés ni oublier le sentier qui mène à ta porte. Si je priorisais le confort personnel, je serais encore chez nous, à surfer Netflix sur notre excellent chesterfield. Mais… me voici. Je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi.

Alors, s’il te plaît, ma voisine, parle-moi dans ton français — Ton français que je trouve vif, riche, souple, et robuste.

Marqué par ses rencontres avec l’anglais
Mais comme la mer qui transforme tout objet humain en charpente pour vie
marine
Ou comme des cercles des années d’incendies et de famines
Enfoncés à tout jamais dans un beau tronc de chêne
Une langue qui vibre sur tous les registres
Poétique, politique, érudite, grossière
La langue véritable du vrai Molière, sculptée par ses cinq cents hivers
Par l’acadien, l’arabe, le cri, le créole, le yiddish, le… suisse
Le quoi que ce soit qui signe et qui persiste —
Pour que je te réponde dans la mienne
Bâtarde, fauteuse et boiteuse
Avec toute l’injustice et les rapports complexes au pouvoir cuits à four là-dedans
Dans ma syntaxe et mon accent
Dans mon français qui doit te rappeler toutes les 3 secondes de mes origines
D’un pays que tu aimerais peut-être fuir ou maudire
Ou dont, des fois, tu voudrais juste pus rien savoir
Malgré tout, ma voisine, s’il te plaît, entamons ou reprenons ou recommençons
Enfin, je crois qu’il est temps
Je l’aime, ma langue maternelle, mais d’un amour lucide, qui assume
Toute son histoire colonisatrice et dévastatrice
Tous les privilèges qu’elle me confère
Les assauts qu’elle t’a fait subir et les dangers qu’elle continue à te faire courir
Cela dit, en ce moment précis, je ne suis pas la porte-parole de quiconque
Je m’autoreprésente
Je suis ta voisine
Alors, s’il te plaît, regarde-moi
Hurle-moi s’il te le faut, mais parle-moi

Parle-moi français.
Parle-moi français.
Parle-moi français.

 

Photo : David Ospina