Parle à ton voisin / Gabriel Robichaud

Cher voisin qui parle ma langue,

Tu es un et plusieurs à la fois. Perso, je t’écris depuis l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Toi, t’as le choix… Tu peux être québécois, franco-ontarien, franco-manitobain, français, francophone, francophile, acadien, européen, africain, ailleurois, venir d’une ville, d’un village, d’une cité, d’une région… En fait, tu peux être de partout et nulle part. Dans le fond je m’en criss. J’ai pas envie que d’où on vienne établisse un rapport coupable-victime, colonisateur-colonisé, oppresseur-oppressé, ou peu importe. Je vois pas en quoi ça nous avancerait. Surtout que ce dont j’ai envie de te parler, c’est pas d’où on vient, c’est de comment on se parle, pis de comment on s’écoute. Ou pas.

Je t’écris parce qu’on ne se comprend vraisemblablement pas tout le temps. Je t’écris parce que je voudrais qu’on se parle plus. Qu’on se parle mieux. Qu’on se parle de cette langue-là qu’on partage. De ses couches, de ses niveaux, de son tout-croche parfois, de ses paradoxes, ses exceptions, de son américanité, de son côté colonial, de son académie, sa poésie, sa beauté, ses défauts, pis de toute son inventivité.

Je sais, t’as sûrement pas le temps de jaser de tout ça. C’est une longue énumération. Tu remarqueras même que j’ai pas parlé d’accent. Tu sais, celui que le monde trouve que je n’ai pas au Québec et en Ontario quand je leurs dis que je viens de Moncton, sauf quand je dis treize au lieu de traïze, ou encore celui que je m’amuse à trafiquer sur un autre continent en modifiant les sonorités dans ma bouche pour voir, juste pour voir, si je maitrise les sons que j’entends lorsqu’ils parlent.

Cet accent associé au lieu d’où je viens pour lequel j’ai une phrase toute faite quand vient le temps de défendre que je viens de là, pour vrai, aux oreilles qui ne veulent pas me croire ou pire qui m’accusent de l’avoir perdu. Une phrase comme « j’poudrais probly dire des affaires comme worry pas ta brain but tu getterais probly pas quosse que j’dis ».

Généralement ça passe bien. On m’invite même parfois à faire un cours sur les accents des régions francophones que j’ai fréquenté et dont j’ai ramené des bouts. Des phrases truffées de diphtongues de la péninsule acadienne qui place de la « sau-è-ce bru-e-ne, sur ses fri-e-tes », des « olé cric c’t’effrayab » du Madawaska, des « je sais pas de quoi tu parles de », des trucs de ouf, chelou, relou, des connesonnes un peu trop prononnecé ou parfois des voyelles appuyées autrement.

Fuck. Tu vois, même si je ne veux pas en parler, c’est probablement ce dont je finirai par te parler le plus, encore une fois. Parce que, ce que je nous reproche, voisin, autant à toi qu’à moi, c’est les fois où on n’est pas capable de tendre l’oreille pis d’écouter ce que l’autre a à dire à cause de la manière qu’il s’y prend. Les fois où on préfère l’exotiser en le trouvant charmant, ou encore le démoniser en le traitant de colonisé, d’assimilé, ou en retirant toute légitimité à son propos, à l’oral ou à l’écrit, parce qu’il n’est pas sans faute.

Pis de ça, de tout ça, je suis juste pu fucking capable.

En fait, voisin qui parle ma langue, j’aimerais que tu trouves combien de monde on désintéresse de cette langue-là parce qu’on n’est pas capable de les écouter, nous, les paresseux, sous prétexte qu’on n’est pas capable de les comprendre du premier coup. Combien de gens ne se sentiront jamais légitimes de parler ou dire cette langue-là parce que les sons qui sortent de leur bouche émettent une dissonance dans nos oreilles, ou à l’écrire parce qu’ils n’accordent pas le genre et le nombre, le participe passé et oublient que certaines exceptions confirment la règle.

Voisin, j’ai souvent entendu dire que y’avait rien de mieux qu’un francophone pour en assimiler un autre, francophone. Pis autant je l’haïs cette phrase-là, autant qu’elle me fait peur, parce que trop de fois j’ai pu soupçonner qu’elle soit vraie.

Elle est vraie dans les discours de journalistes et politiciens qui parlent de dead ducks autant que dans ceux des romanciers qui parlent de cadavres encore chauds, que dans les mots de mon amie de l’autre côté de l’océan qui, en entendant l’accent du louisianais Zachary Richard, évoquait que ce serait préférable, de bâcler la langue comme il le faisait, de chanter en anglais. Ou encore à mon amie acadienne de la Nouvelle-Écosse qui se faisait demander comment on se sentait en Acadie quand elle arrivait au Nouveau-Brunswick, comme si l’Acadie n’existait pas aussi chez elle, en Nouvelle-Écosse. Comme moi qui ne connaissais à peu près pas l’existence d’une vie en français à l’ouest de Montréal avant septembre 2011, à 21 ans, fraîchement diplômé de mon premier cycle universitaire.

Je te donne un autre exemple. Autobiographique. Je donnais un atelier dans une école d’Hochelaga à des élèves de secondaire un, y’a de ça quelques années. L’enseignante avait fait l’effort d’aller chercher des sous auprès de sa direction pour que sa classe, avec des élèves en difficulté, ne soit pas, une fois de plus, exclue des présentations d’artistes dans son école. Elle voulait que je leur parle de poésie.

J’étais touché par son audace et de sa détermination, même si y’a une partie de moi qui se demandait malgré tout pourquoi moi, pourquoi là. C’est sûrement pour ça que j’ai commencé en disant que je venais de Moncton, au Nouveau-Brunswick, que j’habitais Ottawa, en Ontario, que j’arrivais de Winnipeg, au Manitoba, et que partout où j’avais travaillé, je le faisais dans ma langue maternelle : le français. Tu vas penser que j’en mets un peu trop, mais je voulais m’assurer, à ce moment-là, que ce soit clair. Je voulais leur dire que j’étais possible.

Après coup, pour leur présenter la poésie, je leur montre trois poèmes nationalistes : un acadien, un franco-ontarien puis je termine en faisant jouer la vidéo clichée de Michèle Lalonde qui récite Speak White à la Nuit de la poésie en 1970.

C’est à ce moment-là que l’enseignante (celle qui m’avait fait venir) m’arrête. Elle m’invite à replacer les poèmes dans leur contexte historique,

« Parce que vous savez, les amis, dit-elle, au Québec, dans les années 60-70, le français, c’était pas la même chose qu’aujourd’hui, parce qu’ailleurs au Canada on parle…

Et elle laisse sa phrase-là en suspens, à compléter, par les 25 élèves de sa classe de secondaire un, en difficulté, et qui me regardent pour fièrement compléter avec la leçon apprise:

« Ailleurs au Canada on parle… Anglais. »

Cher voisin, j’ai donné près de 300 ateliers dans les écoles, de la première année à la fin du secondaire, et ce moment-là est sans aucun doute le plus violent que j’ai vécu. 25 élèves, après que je leur ai présenté tout ça, qui me disent, à moi qui viens de cet ailleurs au Canada-là, que je n’existe pas. Ni moi ni les autres.

Remarque, je ne leur en veux pas, à ces jeunes-là, ni à l’enseignante. Reste que ce jour-là, j’ai compris d’où je partais quand je parlais d’où je venais. Et combien ça pouvait être confrontant, devant l’ignorance enseignée, de seulement imaginer que je puisse exister. Je m’en voudrais aussi que tu penses, voisin, que cet exemple personnel réduise la question que je veux te poser à un territoire. Ce n’est pas le cas.

Parce que la question qui m’habite et que j’aimerais qu’on se pose, toi et moi, puis qu’on propage, c’est la suivante :

Combien de francophones n’existent pas dans nos imaginaires parce qu’on ne les entend pas, ou qu’on refuse de les entendre? Et que perdons-nous de cette langue à cause de ça ?

Je parle de ça avec toi, voisin, parce que je veux que tu m’arrêtes quand je deviens ce voisin-là, même malgré moi. Parce que je sais que j’ai pu l’être. Je sais que le deviendrai probablement encore. Je sais que je ne sais pas grand chose, que je ne connais pas toutes les règles du jeu. Si je te promets des choses de base, comme de ne pas passer la tondeuse les samedi matin à 8h, je te promets aussi de tendre l’oreille, d’essayer de comprendre non pas comment tu dis les choses, mais ce que tu dis, et d’où ça vient, et pourquoi tu les dis comme ça.

Cette langue qu’on peut parler est peut-être latine, mais à trop l’enfermer dans une rigidité, j’ai peur qu’on la « latinise », qu’on en fasse une langue morte. Fait que quand tu me parles, que ce soit ta langue maternelle ou pas, que ton discours soit parsemé de mots d’une autre langue à cause du milieu d’où tu viens, qu’elle soit teintée d’une syntaxe réinventée, d’expressions que je ne connais pas que je te ferai sûrement répéter, de mots à l’envers, de consonnes dont je ne soupçonnais pas l’existence, ou autre, je veux t’écouter, comme je veux te parler aussi, pour qu’à un moment donné on arrête de parler des limites de la langue qu’on parle pour qu’on comprenne finalement que c’est une fois ces limites-là franchies que cette langue-là déploie tout ce qu’elle peut faire en étant parlée.

Bien à toi,
Gabriel Robichaud

 

Photo : David Ospina