Manifester le fragile – Mélanie Demers

L’art est un acte de foi. Un acte manqué. Un acte d’amour.

Dignitaires, divins collègues, dignes spectateurs, demi-Dieux et déesses et demi…

Voici ce que j’ai à dire.

Il n’y a qu’une chose qui nous distingue de l’animal. Nous, humains, nous croyons. Cette faculté que nous avons, nous permet d’ériger des systèmes qui, de par notre seule imagination, ont donné naissance aux plus grandes fictions : les religions, les nations, l’argent, les corporations. Toutes ces choses qui n’existent que dans nos têtes, nous les créons et nous y croyons.

Pour les besoins de la cause, je vous prierai de faire preuve de toute votre humanité ce soir en manifestant, haut et fort, votre foi. Alors quand je lèverai le poing, comme ça (poing levé), vous direz en chœur et avec cœur. Nous croyons.

Alors si je vous dis, le roman national (poing levé), les grands récits bibliques (poing levé), les systèmes économiques (poing levé), les frontières (poing levé), les droits de l’Homme (poing levé), le marché boursier (poing levé), les classes sociales (poing levé). En toutes ces choses, nous croyons. Peut-être pas sur un plan individuel mais sur un plan collectif, oui, nous y croyons. Cela fait de nous des humains. Nous nous entendons pour accepter ces histoires. Elles sont si bien écrites et surtout si souvent racontées qu’elles s’imposent d’elles-mêmes. Plus personne ne doute. Ou presque. Ne restent que ceux dont c’est le métier d’inventer des histoires qui, peut-être, en quête de vérité, remettront en question les notions de nations, de religions, d’argent et de corporations.

Pourtant, même en quête de vérité, nous, les artistes, nous sommes les plus grands fourbes. Nous nageons dans le faux, le fake, le fard, le flou, le fabriqué, le fallacieux. Mais nous revendiquons l’authenticité, la vérité et surtout nous exigeons l’adhésion de ceux qui nous regardent.

Alors ce soir, c’est entendu, c’est un contrat entre vous et moi. J’exige l’attention et l’adhésion de vous qui me regardez.

Si je dis Persée décapitant Méduse (poing levé)
Si je dis Vierge noire (poing levé)
Si je dis Isadora Duncan agonisant (poing levé)
Si je dis femme voilée (poing levé)
Si je dis femme fatale (poing levé)
Si je dis femme battue (poing levé)
Si je dis cheval sauvage (poing levé)
Si je dis soupe populaire, homme sans maison (poing levé)
Si je dis picnic, plage, soleil (poing levé)
Si je dis Kunta Kinté (poing levé)
Si je dis bonne baise du samedi (poing levé)
Si je dis plus belle journée de ma vie (poing levé)
Si je dis garce, négresse, putain (poing levé)
Si je dis ceci est mon corps livré pour vous (poing levé)
Si je dis 3-2-1 ACTION (poing levé)

NOUS CROYONS.

Ou plutôt, la beauté de l’art, c’est que nous voulons y croire. Nous voulons croire en ses pouvoirs. Et nous voulons croire en ses effets. Pourtant, artistes, nous savons la futilité, la vacuité, la complète insignifiance de ce que nous faisons.

Quel apaisement pour les jeunes hommes matant l’eau en haut du pont? Quel apaisement pour les fins de vie désœuvrées en CHSLD, les petites filles violées, les kilos de chair à canon, les injustices et les humiliations? Quel apaisement?

Nous, artistes, nous répliquons avec force procédés, combines et stratagèmes, espérant l’esbroufe, faisant subir au spectateur ruses et manipulations, tirant les fils et les ficelles… Pour que quelqu’un, quelque part, soit ému… De nous avoir cru. De nous avoir lu.

Depuis que le monde est monde et que le Sapiens est savant, il y a un souffle qui soulève nos carcasses, qui meut nos corps et qui anime notre race. Et c’est de ce souffle que se nourrit le mystère. Le mystère de la foi. Celui qui donne à penser qu’un geste, qu’un coup de crayon, qu’un agencement de mots, de notes ou de couleurs donnera à voir, donnera à croire, donnera un soupçon d’espoir…

… Permettra cet apaisement, cette consolation, cette demi-tranquilité pour les phases terminales, pour les sur-le-point-de-se-suicider, pour les presque vivants, pour les revenus de guerre, pour les revenus de tout, pour les revenus de loin, pour les jamais partis, pour les ressuscités et pour les poqués de la vie?

L’art est un polaroid. Un arrêt sur image. Une brèche. Un échantillon de la grande sauvagerie du monde. L’art est un faux traité de bonnes manières. L’art est un élixir qui rend fou. L’art est un tunnel sans fin. Un puits sans fond. Un baume à lèvres qui goûte la cerise. Une carte routière. Une tour à bureau sans cubicule. Un labyrinthe. Une cicatrice. Un pawnshop pour les riches. Une niche. Une bécosse. Un playboy sous le matelas. L’art est une utopie. Un suppositoire dans le cul. Une peine d’amour. Une panne d’essence en plein désert. Un dessert. L’art est un jeu de société dont on aurait oublié toutes les règles. Une recette de grand-mère. Une couche souillée. Un langage inventé. Une salle d’attente. L’art est un one night stand qui dure. L’art est une contravention jamais payée. L’art est une menace. Une insulte. Une trahison. L’art est une exception. L’art est un effritement. Un effondrement. Une guerre de tranchées. Un drapeau blanc. Un plongeon de 10 mètres. Un mariage arrangé. Une messe païenne. Un dessin d’enfant.

L’art est un acte de foi. Souvent un acte manqué. Mais toujours un acte d’amour.

Me croyez-vous si je vous dis, l’art est un acte d’amour ? (poing levé)