Le français de chez nous

PAR ELENA STOODLEY

Texte lu le 5 mai 2017, lors de la soirée d’ouverture du 16e Festival du Jamais Lu, Safe Space : Édith tient salon.

Bien que ce texte raconte mon histoire, il ne parle pas de moi. Je suis terrorisée d’en parler, mais je ne saurais faire autrement.

L’autre jour je me suis surprise à bloquer en français. J’habite dans un quartier où l’espagnol est fluide et mon oreille, réceptive. Une dame peinait à me demander des directions en français, je me suis entêtée à lui franciser sa route et quand j’ai fini par lui répondre dans sa langue, ses épaules ont relâché un « muchas gracias » plus grand que merci. Je me suis dit « Quelle conne je suis! Je fais ça pour qui? ». Je laisse le français m’empêcher de connecter de la même façon qu’il me bloque en famille.

Il y a trois ans, mon père a développé une aphasie suite à un accident cérébrovasculaire. Il y a perdu le sens des mots. Quand j’ai compris que son créole était plus fluide et moins douloureux que son français, j’ai dû me faire violence pour me permettre de lui parler dans sa langue.

Pourquoi?

À quel moment Speak White est-il devenu Parle Blanc? À quel moment y ai-je adhéré, moi?

Et quand on Parle Blanc, parle-t-on un français culture ou un français de classe?

J’ai un prénom hispanophone, María Elena avec un petit accent sur le í, que le gouvernement a effacé quand on a dû refaire nos actes de naissances – je crois – en 2002. J’ai un nom de famille anglais,
« Stoodley » issu d’un petit village de farfadets au sud de l’Angleterre – que j’ai visité l’an passé. Mes pensées parlent français, mais mon cœur vibre sur un rythme créole.

Pourtant, je n’ai jamais réussi ma vie artistique en français. Mes parents n’ont pas pu travailler non plus. Et ils ont tout fait. Tout refait même. Ma mère, déjà enseignante dans son pays, était
refusée partout faute de diplôme équivalent. Après avoir refait ici toute son éducation du cégep à la maîtrise, elle était refusée partout faute de surqualification. Mon père diplômé au Québec en tant qu’ingénieur était chef cuisinier. Mes parents qui aiment tant lire. Mesparents au français parfait. Ma mère qui votait oui pour Parizeau et qui a sûrement aimé René Lé.

Je vis au Québec comme si j’étais née dans un Airbnb et par conséquent, en avais hérité d’une nationalité de sous-sol. Née visiteuse permanente. Pour nous aider à bien nous intégrer, sûrement,
mes parents nous ont encouragés à bien parler français et j’ai du même coup perdu ma pensée haïtienne.

Je ne saurai jamais ce que mes parents ont vécu dans leur pays. J’y ai vécu un peu aussi mais ne m’en rappelle plus. Par contre, le Québec lui, sait c’est très bien ce que c’est d’être haïtien:
« C’est un pays maudit! »
« Les noirs d’ici sont des zéros sans héros! »
« Les hommes noirs sont des gros pénis. riches et pimenté! »
« Haïti est le pays plus PAUVRE d’Amérique… »

Adolescente, j’ai fermé la télévision francophone.

J’ai découvert à travers l’art un monde où tout était possible. Même faire de la musique avec des casseroles. En fréquentant le monde universitaire, j’ai rencontré des gens qui savaient parler de ma réalité en tant que personne noire. Mais jamais en français.

Cette langue que j’écrivais jadis sans faute – oublie ça maintenant – m’a vite tourné le dos les rares fois où je la chantais devant ses mousquetaires. Littéralement, les québécois quittaient la salle quand je chantais.

J’ai donc cessé de chanter en français.

J’ai juste déconnecté. Maintenant mon cerveau ne sait plus ce qu’il parle. Une espèce de melpot polyglotte, à l’image des 375 ans d’histoire de Montréal.

Plus tard, je me suis demandé comment je suis arrivée à ne presque plus vivre en français.

Je m’étais laissée pousser sur un champ de bataille qui n’était pas le mien et j’en ai eu marre.

Le français c’est un lègue colonial. Pour Haïti, Pour le Québec aussi. De toute façon, l’hexagone métropole a déjà ses mercenaires de la langue dans les écoles de dizaines de pays du Sud où ils s’imposent dans l’esprit des étudiants pour les mener à vénérer la langue française. Le français,
c’est important pour conserver l’empire français, pas la culture québécoise.

À mes yeux, une culture n’est pas que sa langue. C’est comme si j’essayais de vendre la beauté d’un arc-en-ciel en parlant que de son bleu. Et que je forçais tout le monde à ne parler que de son bleu quand ils parlent de mon arc-en-ciel. La langue n’est qu’un élément de la culture québécoise. Comme bien d’autres cultures, et j’aime croire que le Québec est plus que ça.

Je ne parle pas anglais parce que j’aime ça, je parle anglais parce que ça me donne accès à une carrière qui m’est hermétique en français. Je parle anglais parce que, dans cette langue, il existe des mots pour me définir et expliquer mes positions politiques. Je parle anglais parce qu’en grandissant à regarder la télé francophone, c’était culturellement suicidaire pour moi. Les noirs à la télé ne pouvaient être des êtres entiers. Que des décorations nègres ou du piment sur l’humour québécois. Je parle anglais parce qu’il me donnait accès à la culture américaine qui me faisait moins mal.

La défense de la langue selon moi, en ce moment, n’est qu’un outil pour exprimer le malaise identitaire québécois. Une nation qui s’identifie par la négative ne peut pas connaître son entièreté.

Nous sommes québécois parce que nous ne sommes pas les anglais, les canadiens, les américains, les français, les immigrants, les autochtones. Nous sommes québécois parce que nous ne sommes pas les pires. La culture du pas-pire. Donc du okay, donc du bon. Nous sommes québécois parce que nos livres nous racontent que nous n’étions pas très méchants avec les autochtones. Ce qui nous permet de fermer les yeux sur notre méchanceté de maintenant. Nous sommes québécois parce que nous ne savons pas que le blackface se pratiquait chez nous aussi. Cela nous permet donc de porter un masque blanc
sur nos blackfaces de maintenant.

Alors qui sommes-nous?
Et pourquoi je ne m’inclus pas dans ce nous?

Pourtant j’aime le Québec. Si Okcupid pouvait dire « Aime-toi toi-même et le Québec t’aimera », je dirais: « Pour que je m’aime, il faut que je parle créole. Il faut que je puisse avoir une carrière en anglais – l’univers qui m’a acceptée – et still be québécoise. Il faut que j’accepte qu’en Haïti, je suis exotique. »

Il faut aussi que je puisse dire au Québec que je l’aime sans « mais ».

Je l’aime parce qu’il se défend toujours. Parce qu’il est le royaume du F.L.T. : Fais-lé TUSEUL (ça,
je viens de l’inventer). Parce qu’il donne une chance. Parce qu’il permet de s’exprimer, parce qu’il croit que le plus petit a le pouvoir du plus grand. Parce qu’il est capable de voir les inégalités de classe et de mettre en place un printemps étudiant. Parce que je peux marcher dans ses rues. Parce que je peux avoir les cheveux bleus. Parce que je peux y visiter tous les pays tout en ayant encore du pays à voir. Parce qu’il parle un français enjolivé. Le joual, c’est beau. Parce qu’il a créé Céline et parce qu’il m’a créée.

Le Québec a beaucoup plus à défendre que sa langue. Et s’il mettait en avant plan ce qu’il est, le monde voudrait parler sa langue pour y avoir accès.

Il y a quelques années, lors d’une soirée bien arrosée, j’ai chanté devant des députés une chanson un peu cochonne et dans le feu de l’action, je suis revenue au micro pour dire: « Je m’appelle Elena Stoodley et je représente le Québec à l’international! » et j’aimerais ça un jour pouvoir le dire, sobre.

Sans avoir peur. Avec un tout petit peu moins d’ego, juste ça.