Le théâtre hors du Québec : Quelle vitalité, quelle originalité, quel dynamisme pour le théâtre qui s’écrit et se vit hors du Québec?

Le théâtre hors du Québec : Quelle vitalité, quelle originalité, quel dynamisme pour le théâtre qui s’écrit et se vit hors du Québec?

i 3 sept 2019 Pas de commentaires par

Un texte lu lors du Forum pancanadien organisé par le
Jamais Lu dans le cadre de sa 19e édition : Franchir les solitudes.

 

Je m’appelle Geneviève Pelletier et je suis la directrice artistique et générale du Théâtre Cercle Molière situé au coeur du pays, à Winnipeg au Manitoba. Le TCM est âgé de 94 saisons cette année, c’est le plus vieux théâtre avec une programmation continue au Canada. Je suis la cinquième directrice artistique depuis 1925, j’ai précédé à l’ancien directeur artistique, suite à ses 44 ans à la barre du TCM. J’ai récupéré un théâtre avec une majeur partie des abonnés dépassant les 60 ans, un rapport à la scène très traditionnel, où les saisons étaient majoritairement composées de pièces venant des répertoires français, québécois, américain et anglais avec quelques créations montées lorsqu’un auteur dramatique se présentait avec une oeuvre en main. Et en même temps avec une communauté qui change beaucoup une forte population de nouveaux arrivants, une nouvelle génération de métis qui s’activent de plus en plus. Mon travail dès mon entrée en poste est d’attiré au théâtre, les différents publics de notre communauté manitobaine (expliqué les différent publics- francophones, francophiles (immersion et apprenants) et anglophones), différencié les propositions artistiques et s’ouvrir au monde.

Je me retrouve dans la citation de Mary Lou Cook : « La créativité c’est inventer, expérimenter, grandir, prendre des risques, briser les règles, faire des erreurs et s’amuser. »

Depuis cinq saisons, nous ne faisons que ça « neuf créations » dont «deux créations en collaboration avec un des théâtres anglophones de Winnipeg, le Prairie Theatre Exchange, présentées sur nos deux scènes». On a mis sur pied une « Table de dramaturgie avec onze auteurs et autrices en herbe », une série de laboratoire « Démystifier les métiers du théâtre » puis des « des coproductions et collaborations nationales, comme le Wild West Show et Dehors » et « des collaborations internationales telles que Les allogènes et L’Armoire» et dont la prochaine tournée est prévue en France et au Maroc à l’automne 2019, j’ai eu la chance de voyager à Amsterdam, à Bucharest, à Ramallah, à Bethlehem, entres autre…

Notre position géographique aurait pu être faiblesse ou une excuse (je dis cela devant la plus grosse foule de théâtreux montréalais et croyez-moi c’est très impressionnant). Mais rester dans le confort d’entre soit c’est mourir lentement. Je ne crois qu’à la frontière qu’on s’impose. Aller à la rencontre de l’autre et des territoires c’est pouvoir déstabiliser ses certitudes ou de les renforcer.

Je vais vous dressez un portrait le plus fidèle possible du « théâtre hors Québec ». Premièrement, je voulais vous parler d’où je viens, ensuite je vais tenter d’arborer le territoire franco-canadien et je veux le faire avec beaucoup d’humilité, car le pays est immense et je ne veux pas prendre pour acquis ses spécificités, donc je tenterai de vous donner un portrait des plus fidèles avec mes yeux de métisse francophone du Manitoba.

Le Canada

Le territoire 

L’Association des théâtres francophones a des membres du Nouveau Brunswick jusqu’à la Colombie Britannique, des troupes qui majoritairement possèdent un lieu et une programmation surtout ancrée dans la création, le répertoire et l’accueil de spectacles, surtout issus de spectacles canadiens, mais parfois de l’international. Plusieurs travaillent de concert avec leurs homologues anglophones afin de départager les accueils (surtout les plus ambitieux) mais aussi des coproductions (comme c’est le cas chez nous, où une création est montée en une langue et repris dans l’autre dans nos théâtres respectifs). Plusieurs s’aventurent aussi dans des coproductions de créations avec des troupes franco canadiennes ou québécoises. Ceci n’est qu’une petite portion du « big picture » car plusieurs troupes sont sans infrastructures, à projet, qui sont membres et non-membres de l’ATFC et qui se manifestent de plus en plus à l’échelle du pays. Pour certains, tel le TCM, nous avons des mandats énormes, ce que le Conseil des Arts du Canada définit comme « catalyseur artistique » qui veut dire que nous gérons un lieu (pour un bon nombre d’entre nous) avons une série de théâtre en salle mais aussi, pour la plupart, une série jeunesse, des festivals, une école, une soirée de levée de fonds importantes, offrons de la formation- au TCM nous répertorions environ 250 évènements par saison. Nos budgets sont équilibrés par une facette importante de la subvention publique, mais beaucoup d’énergie est misé sur la commandite et la philanthropie et je dirais à l’échelle même du pays. Au TCM, notre pourcentage des fonds publics figure à 50% du budget global, 18% revenu du guichet et 32% de la levée de fonds, commandites et philanthropie. J’ajoute que depuis mon arrivée en 2012, les directions des compagnies ont radicalement changées.

Je soupçonne que je suis devenue une de plus anciennes à la barre ces jours-ci. De plus, nous sommes passés de directions majoritairement tenus par des hommes à une majorité de femmes, et j’ajoute, de jeunes femmes. Dans l’ouest, pendant au moins les trente dernières années, les positions n’étaient tenues que par des hommes. Nous sommes maintenant trois femmes et un homme. Ça change la dynamique autour de notre table de concertation des théâtres de l’ouest.

 Les régions 

Dans le cadre national, on répertorie trois régions, l’Ouest, l’Ontario et l’Acadie. (En écrivant ceci ça m’a fait tout drôle cette notion de régionalisme, mais je ne vais pas m’attarder à discuter de mes opinions sur les frontières que l’on s’impose, en tout cas, pas maintenant, peut-être plus tard, si ça vous tente de créer un mouvement, sans

frontières, on se rencontre après.) On pourrait aussi dire que les préoccupations de Vancouver sont autres que celles d’Edmonton, Saskatoon et Winnipeg. De plus, Sudbury, Toronto et Ottawa, sont trois territoires avec des réalités diverses l’une de l’autre. Et Caraquet et Moncton, ont, elles aussi, des réalités propres à leurs régions qu’on pourrait certainement s’apparenter au dynamisme qui se jouent dans la province du Québec, entre la métropole et ses régions.

Les théâtres et leurs régions 

Leurs préoccupations vues de mes yeux qui tentent de voir de leurs yeux.

Vancouver (Esther Duquette, La Seizième) a des publics qui sont majoritairement allogènes (provenant de partout sauf de là), elle programme beaucoup d’accueil québécois et la création s’active notamment avec la troupe de Gilles Poulin-Denis. Edmonton (Joëlle Préfontaine, l’Unithéâtre) tente vaillamment de faire de son milieu, un qui tourne autour de la création, tout comme Saskatoon (David Granger, Troupe du Jour) et Winnipeg. De plus nous tentons de mettre de l’avant la richesse des cultures issues de l’immigration et autochtones, métisses et inuites qui prennent d’assaut les communautés francophones par le biais de politique (ceci surtout dans le cas de l’immigration) favorisant l’agrandissement de l’espace francophone au Canada et le clash des démographies des francophonies historiques. En Ontario, le multiculturalisme de Toronto (Joël Beddows, Théâtre Français de Toronto), la diversité comme point de rencontre à Sudbury (Marie-Pierre Proulx, Théâtre du Nouvel-Ontario) (je suis dans un

mode réducteur, je vous l’avoue), la diversité des compagnies d’Ottawa (quatre troupes (Vox Théâtre sous la direction de Pier Rodier; Trillium avec Pierre-Antoine Lafond; La Vieille 17 avec Esther Beauchemin et La Catapulte avec Danielle Lessaux Farmer) sous le toit de la Nouvelle Scène Desjardins), rend son modèle unique au Canada français. Moncton, (L’Escaouette avec Marcia Babineau et Satellite Théâtre avec Marc-André Charron) une communauté qui change et Caraquet, (Théâtre Populaire d’Acadie, avec Alain Roy) une homogénéité prédominante. Le point rassembleur de tous et chacun est la création, comment elle met de l’avant la voix du territoire, comment elle se manifeste, qu’est-ce qu’elle tente de créer comme débat, comme question- La création comme source, à la base, la racine de toutes ses voix qui veulent crier qu’ils et elles existent.

Les enjeux

La réconciliation 

Il y a de ça environ trois ans, est paru dans le McClean, un article dénonçant Winnipeg comme étant la ville la plus raciste du Canada. La dame qui a fait cet énoncé a reçu non seulement énormément de critique mais aussi des menaces (tout pour renforcir encore plus l’affirmation). Toutefois, je suis assez convaincue que cette affirmation pourrait émaner de tout le territoire canadien, voir Nord-Américaine qui est encore au prise d’un système colonialiste où la majorité blanche se positionne dans des acquis et veulent rarement lâcher prise du pouvoir duquel ils se sont dotés. Je viens d’une des villes avec le pourcentage de peuples autochtones (ceci inclus métis et inuits) le plus haut au pays et qu’on prédit bientôt que la ville sera majoritairement autochtone, c’est un sujet incontournable. Et pour ne pas réduire en un paragraphe cet enjeu, s’en est un qui s’applique sur tous les territoires canadiens. Aujourd’hui, il est rare de parler réconciliation sans qu’appropriation ne s’ajoute à la conversation. Temps de rencontre important et essentiel et où le théâtre a une place de choix comme lieu de débat et de questionnement.

La diversité 

Tel qu’énoncé plus haut, les politiques gouvernementales entourant les espaces francophones au -delà du Québec font en sorte que dans l’espace de 10 ans, une concentration importante, on peut même énoncer une nouvelle nation métisse d’ici dix ans sur le territoire manitobain. Les écoles francophones de Winnipeg sont à environ 50 à 60% de populations migrantes et réfugiées. Et plus spécifiquement dans le cadre de la création- souvent dicté et mise en place par des voix blanches, avec des enjeux blancs et des habitudes blanches. C’est aussi un incontournable et où le théâtre a ici aussi une place de choix pour débats et questionnements.

Le rapport des langues 

Il est certain que mon rapport à la langue anglaise est tout autre. Je suis peut-être dénommée minoritaire mais je sais aussi que je suis très privilégiée d’affirmer que mon quotidien se compose à majoritaire en relation avec la langue française. Je ne suis pas complexée par l’anglophonie, je trouve que c’est une richesse mais avec mes enfants, c’est là que je vois toutes mes contradictions venir à la surface. Il faut quand même insister car la culture anglophone et j’ajoute américaine est une force incontournable, tant au niveau de son influence langagière mais dans les habitudes des publics par rapport aux thématiques, les formes même de la création. N’ayant pas une culture anglo manitobaine forte de sa voix (car là aussi l’enjeu des directions artistiques qui sont restées trop longtemps, qui changent toutes prochainement aussi) se fait sentir à plein nez. Il y a certainement l’espoir qu’une dramaturgie autochtone, métisse et j’ajouterais francophones viennent pallier ce manque.

Les démographies 

Tel un reflet de la société canadienne aujourd’hui, les publics au TCM (et je soupçonne à travers le pays, ici n’est pas exception) sont vieillissant, ils ont un sens d’appartenance accru, ils considèrent leurs acquis avec défensive. Ils et elles ont souvent la peur de l’autre, du changement. Ils souscrivent à une nostalgie. C’est à mon avis un des enjeux les plus criants, comment arriver, et ceci de façon gracieuse faire comprendre que c’est le temps pour une autre génération (multiple et diverse) de prendre cette place, de faire valoir ses voix et de se faire entendre.

 Conclusion 

Le territoire est vaste, riche de sa diversité. Mais des fois il fait peur. Des fois c’est plus facile d’aller à New York, Paris, Londres, Bruxelles ou se réfugier à Toronto, Ottawa, Montréal au Québec. Choses que je fais aussi mais je tente aussi d’aller rencontrer d’autres sources qui peuvent me nourrir.

Ne nous décevons pas, soyons riches les uns pour les autres. C’est là nôtre force, c’est là où on trouvera notre singularité.

Pour conclure, je vais vous raconter un conte qu’un ami marocain, ayant lu ce discours m’a partagé : un jour, un corbeau a vu marcher une colombe, il a adoré sa manière de se mouvoir. Et il décida de faire pareil mais malheureusement après plusieurs tentatives, il n’a pas réussi. En voulant revenir à sa démarche il n’a pas réussi non plus. Depuis ce jour il fait deux ou trois pas et il saute. Il ne sait plus comment marcher.

Si on ne pose pas des portes et des fenêtres à nos murs, on risque de n’être qu’une imitation de nous-mêmes.

Merci,

Geneviève Pelletier

Parle à ton voisin / Leanna Brodie

i 11 mai 2019 Pas de commentaires par

Chère voisine,
Je suis si heureuse de savoir que tu vas me recevoir de nouveau dans ton joli jardin théâtral, plein de Tremblays, de Ducharmes, et d’une quantité remarquable
d’Oliviers.

Toi qui as toujours fait preuve d’une grande générosité à mon égard, je sais à quel point tu apprécies l’authenticité, ce qui m’encourage à te livrer le coeur sur
un sujet délicat, confrontant même.

Pourrais-tu, dès lors, me répondre en français quand je t’aborde en français ? Ou, comme on dirait dans la langue de Shakespeare : what the fuck I gotta do to
getcha to speak French with me?

(Je m’excuse du juron : on m’a assuré que c’est 90 % moins vulgaire en québécois qu’en anglais canadien, et qu’on pourrait très bien demander à sa
grande-mère à table de lui passer les fucking patates. J’ai des doutes, mais bon).

Une conversation normale entre toi et moi, à date :
Moi : Salut ! Il fait froid, hein ? Comment va ton estomac, ces jours-ci ?
Toi : Fine thank you. How’s your eczema?

Puis dans la plupart des commerces à Montréal :
Eux : Bonjour/hi !
Moi : Bonjour ! Une, euh, une… chocolatine, s’il vous plait, et un bol de café au lait.
Eux : Thank you Madam, that’ll be six seventy-five.

J’imagine qu’on veut juste être poli ou efficace…. Mais normalement ça prend genre 30 secondes avant qu’on me fasse le switch. 30 secondes pour repérer mes origines et décider, pour moi et sans moi, que bien que j’ai commencé en français on va poursuivre en anglais. Et qu’est-ce que je ressens, moi, dans ces moments-là ? Honnêtement : le rejet, l’humiliation, et même la honte. La honte, après des années d’études et d’effort, d’être jugée insuffisante. Des fois, dans mon coeur, c’est comme si je venais de t’offrir une tarte, et qu’après un coup
d’oeil à sa croûte, tu me la jetais par la fenêtre.

Je suis le produit d’une école d’immersion, et mon amie à Vancouver vient de me raconter une statistique affreuse (et non-vérifiée). Les écoles d’immersion françaises sont pleines à craquer en Colombie-Britannique, mais une fois leurs études terminées, sur 100 de ces étudiants, il n’y a que quelques qui vont continuer à parler français. La paresse ? Peut-être. L’arrogance anglophone, qui veut que tout le monde s’accommode au pouvoir du marché ? Aussi. Le manque d’un contexte francophone ? Sans doute. Mais avant tout, je devine, la gêne.

On a peur d’être jugé, et de planter. On a peur de ces 30 secondes.
- Dude, didn’t you just get back from Montréal?
- Yeah, it was great.
- Did you try to speak French?
- Yeah.
- How long before they switched on you?
- About 30 seconds.
- Damn. That’s harsh.
- Yeah. I don’t know why I even bother.

Moi, par contre, j’ai composé avec la gêne, l’ai prise en amitié même. Comme quand je demande aux gens dans un bar bruyant de me répéter clairement leurs propos, ce n’est pas nécessairement que je ne les comprends pas, c’est que je ne les entends pas… car mon appareil auditif ne fonctionne pas si bien avec le bruit ambiant. Alors, quand on switche vers l’anglais, ça ne sert pas à grande chose. Donc, j’apprends à avouer ma condition à mes interlocuteurs, afin de ne pas perdre notre temps. Accepter la gêne comme un élément nécessaire de la condition humaine, ça nous permet de vivre tant de belles choses. Renoncer à tout dire, à tout entendre, à tout comprendre, à être en tête de classe, afin de pouvoir vraiment profiter de ton beau jardin, avec ses Feluettes et ses Poules mouillées, ses Gamètes et ses Barbelés. J’ai assez sué pour gagner mon accès à ce pays de merveilles qui est ton jardin… et je ne veux pas y perdre les clés ni oublier le sentier qui mène à ta porte. Si je priorisais le confort personnel, je serais encore chez nous, à surfer Netflix sur notre excellent chesterfield. Mais… me voici. Je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi.

Alors, s’il te plaît, ma voisine, parle-moi dans ton français — Ton français que je trouve vif, riche, souple, et robuste.

Marqué par ses rencontres avec l’anglais
Mais comme la mer qui transforme tout objet humain en charpente pour vie
marine
Ou comme des cercles des années d’incendies et de famines
Enfoncés à tout jamais dans un beau tronc de chêne
Une langue qui vibre sur tous les registres
Poétique, politique, érudite, grossière
La langue véritable du vrai Molière, sculptée par ses cinq cents hivers
Par l’acadien, l’arabe, le cri, le créole, le yiddish, le… suisse
Le quoi que ce soit qui signe et qui persiste —
Pour que je te réponde dans la mienne
Bâtarde, fauteuse et boiteuse
Avec toute l’injustice et les rapports complexes au pouvoir cuits à four là-dedans
Dans ma syntaxe et mon accent
Dans mon français qui doit te rappeler toutes les 3 secondes de mes origines
D’un pays que tu aimerais peut-être fuir ou maudire
Ou dont, des fois, tu voudrais juste pus rien savoir
Malgré tout, ma voisine, s’il te plaît, entamons ou reprenons ou recommençons
Enfin, je crois qu’il est temps
Je l’aime, ma langue maternelle, mais d’un amour lucide, qui assume
Toute son histoire colonisatrice et dévastatrice
Tous les privilèges qu’elle me confère
Les assauts qu’elle t’a fait subir et les dangers qu’elle continue à te faire courir
Cela dit, en ce moment précis, je ne suis pas la porte-parole de quiconque
Je m’autoreprésente
Je suis ta voisine
Alors, s’il te plaît, regarde-moi
Hurle-moi s’il te le faut, mais parle-moi

Parle-moi français.
Parle-moi français.
Parle-moi français.

 

Photo : David Ospina

Parle à ton voisin / Frannie Holder

i 11 mai 2019 Pas de commentaires par

Dear Frannie,

Frannie l’Américaine. Celle qui n’a jamais immigrée au Québec en ‘87. Qui connaît ni les hivers, ni la lange de Molière. Frannie, ma voisine du sud, ma jumelle trash. Enfant, t’as connu les trailer parks de Lafayette pis les foires à guns de la Louisiane. Moi, mon hang out, c’était les ruelles de St-Michel pis le Ardène de la place Versailles. Dans ton histoire, Mommy est tellement zélée qu’elle accepte l’alcoolisme paternel qui ravage le nid familial, la voiture, le cabanon avec la voiture, l’estime, l’amour, la sécurité. Mon histoire de Québécoise, elle, commence le jour où maman décide enfin de tout crisser là, à 38 ans, pour retourner au Québec qu’elle avait quitté 15 ans avant, avec ses 2 filles et surtout sans son mari. C’était l’énième lendemain de CATASTROPHE Budweiser. Le lendemain de trop. Et le moment précis donc, où on comprendra que « Daddy » ne deviendra jamais « Papa ».

Daddy – Papa
Gens du pays – God Bless America
Fresh Prince of Bel Air – Robin et Stella
St-Jean – Mardis Gras
Hurricane Katrina – La crise du verglas.
Québec – United States of America.

Si les mots changent, est-ce que l’essence reste la même ?
Quand on change de décor, que deviennent nos repères ?

Dear Frannie,

Frannie, l’Américaine. Décris-moi ton enfance sans les saisons. Sans le parfum ferreux d’une bordée de neige fraîchement déposée en janvier. L’odeur de ta propre haleine dans ton cache-cou en février. La sueur de tes mains d’enfant, sous des mitaines qui ont construit 100 balles de neige, 4 forts et 2 tunnels, surtout vers la fin du primaire, quand les tunnels, c’était rendu illégal. Le goût d’une mitaine dans ta gueule. Un chocolat chaud. Les narines qui collent en hiver, qui morvent au printemps. Tu comprends même pas le feeling jouissif de sentir de la marde de chien en mars et de te dire : « yes, enfin, ça dégèle ! » L’été passe tellement vite qu’il sent rien. Sauf vers la fin du mois d’août, quand la canicule rend l’air salé, comme si l’asphalte brûlant en avait sué une bonne shot en dessous de ses courses de Big Wheels.

Ta swomp – Mes lacs
Fake news become Facts
Miss America – Star Ac
Khadir – Barack
Guns and Terror – les hijabs de la CAQ

Si les mots changent, est-ce que l’essence reste la même ?
Et quand on change de décor, que deviennent nos repères ?

Dear Frannie,

Frannie, l’Américaine. Raconte-moi ton adolescence dans une Nation fière. In the « Land of the Free ». Où on n’a pas à soi-disant à se battre pour l’indépendance. Un vrai peuple de winners. Qui grave son histoire dans les montagnes et call shotgun à la lune. Pays fier et jeune, comme toi, et pourtant tellement malade. Schizophrène, psychopathe, gangréné, narcissique, mythomane et boulimique. Explique-moi comment on se construit dans une Nation qui se plait à détruire ? Décris-moi tes rîtes de passage que je connais qu’en films. Le tissu cheap de ta prom dress, pis le pauvre cavalier qui est venu te chercher au pied de ta porte ce soir-là. Chante-moi ton hymne, pis les cantiques de ta Sunday School. Invite-moi à ton Sweet Sixteen, pis potine-moi ton high school. Exprime-moi les remords qui te rongent chaque fois que t’es en amour, comme ton crush sur ta prof qui t’annonce la chute des deux tours. Le malaise dans ton cœur. Le malaise dans ton corps. C’est la puberté qui ressort. Tu gères mal tes règles pis chaque mois ça déborde. Aux nouvelles, une tuerie à l’école. Fak Grandad te donne ton premier gun. T’as 13 ans, t’es donc assez grande pour comprendre ses sages paroles : “Guns don’t kill people, People kill people”.

Bang bang – Pow Pow
You shot me down – T’es mort
J’ai construit des forts – You’re building a Wall
In the closet – Dans le placard
Born again – Je t’aime

Si les mots changent, est-ce que l’essence reste la même ?
Et quand on change de décor, que deviennent nos repères ?

Dear Frannie,

Frannie, l’Américaine. Parle-moi de la femme que tu es devenue. Si moi je suis athée, lesbienne, progressiste et artiste, toi, je t’imagine hétéro-mariée, proud to be American, fondamentalement Baptiste et deep down inside, pretty triste. Raconte-moi ton cœur, et la vie que tu lui as bâtie. L’armoire à gun, les paraboles et les murs derrière lesquels tu le ranges dans ton Amérique profonde. Au nom de qui, par peur de quoi ? AM radios, teachers and orange Presidents, pastors, preachers, even your grand-parents, have been telling you your entire life, that your heart was wrong. That your love was wrong. And that your thoughts were sins. Récite-moi les prières d’une conversion therapy qui corrigent les cœurs et chassent les envies. Présente-moi le moins pire des soldats qui deviendra ton mari, et confesse-moi ton avortement dans un monde qui est Pro-Vie. In the land of the Free right ? Free pour qui ?

Dear Frannie – Chère Frannie

Je connais l’importance du décor et de la langue sur un être qui se construit. Sur un « nous » qui cherche son sens. J’ai existé en plusieurs langues, mais jamais aussi pleinement qu’en l’absence de celles-ci. Un rire sincère, une mélodie qui perce le cœur, un corps qui vibre d’envie. Une œuvre qui émeut, un regard qui séduit.

Je connais l’importance du décor et de la langue sur mon cœur lorsqu’il aime. J’ai aimé en plusieurs langues, mais jamais aussi fort qu’avec un je t’aime. Un je t’aime sobre, doux, presque solennel tellement il est conscient de son affranchissement. Un je t’aime d’ici. Libre. Digne. Abandonné. Un je t’aime brûlant de simplicité. Juste parce qu’il a le droit d’exister.

Et toi, Frannie, tu n’existes peut-être pas, au sud de cette frontière bien réelle.Mais si jamais je perds de vue l’essence de l’enfant qui joue, de l’ado qui se construit et de cette femme qui aime, je chercherai ton trailer et t’écrirai à nouveau.

 

Photo : David Ospina

Parle à ton voisin / Gabriel Robichaud

i 11 mai 2019 Pas de commentaires par

Cher voisin qui parle ma langue,

Tu es un et plusieurs à la fois. Perso, je t’écris depuis l’Acadie du Nouveau-Brunswick. Toi, t’as le choix… Tu peux être québécois, franco-ontarien, franco-manitobain, français, francophone, francophile, acadien, européen, africain, ailleurois, venir d’une ville, d’un village, d’une cité, d’une région… En fait, tu peux être de partout et nulle part. Dans le fond je m’en criss. J’ai pas envie que d’où on vienne établisse un rapport coupable-victime, colonisateur-colonisé, oppresseur-oppressé, ou peu importe. Je vois pas en quoi ça nous avancerait. Surtout que ce dont j’ai envie de te parler, c’est pas d’où on vient, c’est de comment on se parle, pis de comment on s’écoute. Ou pas.

Je t’écris parce qu’on ne se comprend vraisemblablement pas tout le temps. Je t’écris parce que je voudrais qu’on se parle plus. Qu’on se parle mieux. Qu’on se parle de cette langue-là qu’on partage. De ses couches, de ses niveaux, de son tout-croche parfois, de ses paradoxes, ses exceptions, de son américanité, de son côté colonial, de son académie, sa poésie, sa beauté, ses défauts, pis de toute son inventivité.

Je sais, t’as sûrement pas le temps de jaser de tout ça. C’est une longue énumération. Tu remarqueras même que j’ai pas parlé d’accent. Tu sais, celui que le monde trouve que je n’ai pas au Québec et en Ontario quand je leurs dis que je viens de Moncton, sauf quand je dis treize au lieu de traïze, ou encore celui que je m’amuse à trafiquer sur un autre continent en modifiant les sonorités dans ma bouche pour voir, juste pour voir, si je maitrise les sons que j’entends lorsqu’ils parlent.

Cet accent associé au lieu d’où je viens pour lequel j’ai une phrase toute faite quand vient le temps de défendre que je viens de là, pour vrai, aux oreilles qui ne veulent pas me croire ou pire qui m’accusent de l’avoir perdu. Une phrase comme « j’poudrais probly dire des affaires comme worry pas ta brain but tu getterais probly pas quosse que j’dis ».

Généralement ça passe bien. On m’invite même parfois à faire un cours sur les accents des régions francophones que j’ai fréquenté et dont j’ai ramené des bouts. Des phrases truffées de diphtongues de la péninsule acadienne qui place de la « sau-è-ce bru-e-ne, sur ses fri-e-tes », des « olé cric c’t’effrayab » du Madawaska, des « je sais pas de quoi tu parles de », des trucs de ouf, chelou, relou, des connesonnes un peu trop prononnecé ou parfois des voyelles appuyées autrement.

Fuck. Tu vois, même si je ne veux pas en parler, c’est probablement ce dont je finirai par te parler le plus, encore une fois. Parce que, ce que je nous reproche, voisin, autant à toi qu’à moi, c’est les fois où on n’est pas capable de tendre l’oreille pis d’écouter ce que l’autre a à dire à cause de la manière qu’il s’y prend. Les fois où on préfère l’exotiser en le trouvant charmant, ou encore le démoniser en le traitant de colonisé, d’assimilé, ou en retirant toute légitimité à son propos, à l’oral ou à l’écrit, parce qu’il n’est pas sans faute.

Pis de ça, de tout ça, je suis juste pu fucking capable.

En fait, voisin qui parle ma langue, j’aimerais que tu trouves combien de monde on désintéresse de cette langue-là parce qu’on n’est pas capable de les écouter, nous, les paresseux, sous prétexte qu’on n’est pas capable de les comprendre du premier coup. Combien de gens ne se sentiront jamais légitimes de parler ou dire cette langue-là parce que les sons qui sortent de leur bouche émettent une dissonance dans nos oreilles, ou à l’écrire parce qu’ils n’accordent pas le genre et le nombre, le participe passé et oublient que certaines exceptions confirment la règle.

Voisin, j’ai souvent entendu dire que y’avait rien de mieux qu’un francophone pour en assimiler un autre, francophone. Pis autant je l’haïs cette phrase-là, autant qu’elle me fait peur, parce que trop de fois j’ai pu soupçonner qu’elle soit vraie.

Elle est vraie dans les discours de journalistes et politiciens qui parlent de dead ducks autant que dans ceux des romanciers qui parlent de cadavres encore chauds, que dans les mots de mon amie de l’autre côté de l’océan qui, en entendant l’accent du louisianais Zachary Richard, évoquait que ce serait préférable, de bâcler la langue comme il le faisait, de chanter en anglais. Ou encore à mon amie acadienne de la Nouvelle-Écosse qui se faisait demander comment on se sentait en Acadie quand elle arrivait au Nouveau-Brunswick, comme si l’Acadie n’existait pas aussi chez elle, en Nouvelle-Écosse. Comme moi qui ne connaissais à peu près pas l’existence d’une vie en français à l’ouest de Montréal avant septembre 2011, à 21 ans, fraîchement diplômé de mon premier cycle universitaire.

Je te donne un autre exemple. Autobiographique. Je donnais un atelier dans une école d’Hochelaga à des élèves de secondaire un, y’a de ça quelques années. L’enseignante avait fait l’effort d’aller chercher des sous auprès de sa direction pour que sa classe, avec des élèves en difficulté, ne soit pas, une fois de plus, exclue des présentations d’artistes dans son école. Elle voulait que je leur parle de poésie.

J’étais touché par son audace et de sa détermination, même si y’a une partie de moi qui se demandait malgré tout pourquoi moi, pourquoi là. C’est sûrement pour ça que j’ai commencé en disant que je venais de Moncton, au Nouveau-Brunswick, que j’habitais Ottawa, en Ontario, que j’arrivais de Winnipeg, au Manitoba, et que partout où j’avais travaillé, je le faisais dans ma langue maternelle : le français. Tu vas penser que j’en mets un peu trop, mais je voulais m’assurer, à ce moment-là, que ce soit clair. Je voulais leur dire que j’étais possible.

Après coup, pour leur présenter la poésie, je leur montre trois poèmes nationalistes : un acadien, un franco-ontarien puis je termine en faisant jouer la vidéo clichée de Michèle Lalonde qui récite Speak White à la Nuit de la poésie en 1970.

C’est à ce moment-là que l’enseignante (celle qui m’avait fait venir) m’arrête. Elle m’invite à replacer les poèmes dans leur contexte historique,

« Parce que vous savez, les amis, dit-elle, au Québec, dans les années 60-70, le français, c’était pas la même chose qu’aujourd’hui, parce qu’ailleurs au Canada on parle…

Et elle laisse sa phrase-là en suspens, à compléter, par les 25 élèves de sa classe de secondaire un, en difficulté, et qui me regardent pour fièrement compléter avec la leçon apprise:

« Ailleurs au Canada on parle… Anglais. »

Cher voisin, j’ai donné près de 300 ateliers dans les écoles, de la première année à la fin du secondaire, et ce moment-là est sans aucun doute le plus violent que j’ai vécu. 25 élèves, après que je leur ai présenté tout ça, qui me disent, à moi qui viens de cet ailleurs au Canada-là, que je n’existe pas. Ni moi ni les autres.

Remarque, je ne leur en veux pas, à ces jeunes-là, ni à l’enseignante. Reste que ce jour-là, j’ai compris d’où je partais quand je parlais d’où je venais. Et combien ça pouvait être confrontant, devant l’ignorance enseignée, de seulement imaginer que je puisse exister. Je m’en voudrais aussi que tu penses, voisin, que cet exemple personnel réduise la question que je veux te poser à un territoire. Ce n’est pas le cas.

Parce que la question qui m’habite et que j’aimerais qu’on se pose, toi et moi, puis qu’on propage, c’est la suivante :

Combien de francophones n’existent pas dans nos imaginaires parce qu’on ne les entend pas, ou qu’on refuse de les entendre? Et que perdons-nous de cette langue à cause de ça ?

Je parle de ça avec toi, voisin, parce que je veux que tu m’arrêtes quand je deviens ce voisin-là, même malgré moi. Parce que je sais que j’ai pu l’être. Je sais que le deviendrai probablement encore. Je sais que je ne sais pas grand chose, que je ne connais pas toutes les règles du jeu. Si je te promets des choses de base, comme de ne pas passer la tondeuse les samedi matin à 8h, je te promets aussi de tendre l’oreille, d’essayer de comprendre non pas comment tu dis les choses, mais ce que tu dis, et d’où ça vient, et pourquoi tu les dis comme ça.

Cette langue qu’on peut parler est peut-être latine, mais à trop l’enfermer dans une rigidité, j’ai peur qu’on la « latinise », qu’on en fasse une langue morte. Fait que quand tu me parles, que ce soit ta langue maternelle ou pas, que ton discours soit parsemé de mots d’une autre langue à cause du milieu d’où tu viens, qu’elle soit teintée d’une syntaxe réinventée, d’expressions que je ne connais pas que je te ferai sûrement répéter, de mots à l’envers, de consonnes dont je ne soupçonnais pas l’existence, ou autre, je veux t’écouter, comme je veux te parler aussi, pour qu’à un moment donné on arrête de parler des limites de la langue qu’on parle pour qu’on comprenne finalement que c’est une fois ces limites-là franchies que cette langue-là déploie tout ce qu’elle peut faire en étant parlée.

Bien à toi,
Gabriel Robichaud

 

Photo : David Ospina

Manifester le fragile – Mélanie Demers

i 11 mai 2018 Pas de commentaires par

L’art est un acte de foi. Un acte manqué. Un acte d’amour.

Dignitaires, divins collègues, dignes spectateurs, demi-Dieux et déesses et demi…

Voici ce que j’ai à dire.

Il n’y a qu’une chose qui nous distingue de l’animal. Nous, humains, nous croyons. Cette faculté que nous avons, nous permet d’ériger des systèmes qui, de par notre seule imagination, ont donné naissance aux plus grandes fictions : les religions, les nations, l’argent, les corporations. Toutes ces choses qui n’existent que dans nos têtes, nous les créons et nous y croyons.

Pour les besoins de la cause, je vous prierai de faire preuve de toute votre humanité ce soir en manifestant, haut et fort, votre foi. Alors quand je lèverai le poing, comme ça (poing levé), vous direz en chœur et avec cœur. Nous croyons.

Alors si je vous dis, le roman national (poing levé), les grands récits bibliques (poing levé), les systèmes économiques (poing levé), les frontières (poing levé), les droits de l’Homme (poing levé), le marché boursier (poing levé), les classes sociales (poing levé). En toutes ces choses, nous croyons. Peut-être pas sur un plan individuel mais sur un plan collectif, oui, nous y croyons. Cela fait de nous des humains. Nous nous entendons pour accepter ces histoires. Elles sont si bien écrites et surtout si souvent racontées qu’elles s’imposent d’elles-mêmes. Plus personne ne doute. Ou presque. Ne restent que ceux dont c’est le métier d’inventer des histoires qui, peut-être, en quête de vérité, remettront en question les notions de nations, de religions, d’argent et de corporations.

Pourtant, même en quête de vérité, nous, les artistes, nous sommes les plus grands fourbes. Nous nageons dans le faux, le fake, le fard, le flou, le fabriqué, le fallacieux. Mais nous revendiquons l’authenticité, la vérité et surtout nous exigeons l’adhésion de ceux qui nous regardent.

Alors ce soir, c’est entendu, c’est un contrat entre vous et moi. J’exige l’attention et l’adhésion de vous qui me regardez.

Si je dis Persée décapitant Méduse (poing levé)
Si je dis Vierge noire (poing levé)
Si je dis Isadora Duncan agonisant (poing levé)
Si je dis femme voilée (poing levé)
Si je dis femme fatale (poing levé)
Si je dis femme battue (poing levé)
Si je dis cheval sauvage (poing levé)
Si je dis soupe populaire, homme sans maison (poing levé)
Si je dis picnic, plage, soleil (poing levé)
Si je dis Kunta Kinté (poing levé)
Si je dis bonne baise du samedi (poing levé)
Si je dis plus belle journée de ma vie (poing levé)
Si je dis garce, négresse, putain (poing levé)
Si je dis ceci est mon corps livré pour vous (poing levé)
Si je dis 3-2-1 ACTION (poing levé)

NOUS CROYONS.

Ou plutôt, la beauté de l’art, c’est que nous voulons y croire. Nous voulons croire en ses pouvoirs. Et nous voulons croire en ses effets. Pourtant, artistes, nous savons la futilité, la vacuité, la complète insignifiance de ce que nous faisons.

Quel apaisement pour les jeunes hommes matant l’eau en haut du pont? Quel apaisement pour les fins de vie désœuvrées en CHSLD, les petites filles violées, les kilos de chair à canon, les injustices et les humiliations? Quel apaisement?

Nous, artistes, nous répliquons avec force procédés, combines et stratagèmes, espérant l’esbroufe, faisant subir au spectateur ruses et manipulations, tirant les fils et les ficelles… Pour que quelqu’un, quelque part, soit ému… De nous avoir cru. De nous avoir lu.

Depuis que le monde est monde et que le Sapiens est savant, il y a un souffle qui soulève nos carcasses, qui meut nos corps et qui anime notre race. Et c’est de ce souffle que se nourrit le mystère. Le mystère de la foi. Celui qui donne à penser qu’un geste, qu’un coup de crayon, qu’un agencement de mots, de notes ou de couleurs donnera à voir, donnera à croire, donnera un soupçon d’espoir…

… Permettra cet apaisement, cette consolation, cette demi-tranquilité pour les phases terminales, pour les sur-le-point-de-se-suicider, pour les presque vivants, pour les revenus de guerre, pour les revenus de tout, pour les revenus de loin, pour les jamais partis, pour les ressuscités et pour les poqués de la vie?

L’art est un polaroid. Un arrêt sur image. Une brèche. Un échantillon de la grande sauvagerie du monde. L’art est un faux traité de bonnes manières. L’art est un élixir qui rend fou. L’art est un tunnel sans fin. Un puits sans fond. Un baume à lèvres qui goûte la cerise. Une carte routière. Une tour à bureau sans cubicule. Un labyrinthe. Une cicatrice. Un pawnshop pour les riches. Une niche. Une bécosse. Un playboy sous le matelas. L’art est une utopie. Un suppositoire dans le cul. Une peine d’amour. Une panne d’essence en plein désert. Un dessert. L’art est un jeu de société dont on aurait oublié toutes les règles. Une recette de grand-mère. Une couche souillée. Un langage inventé. Une salle d’attente. L’art est un one night stand qui dure. L’art est une contravention jamais payée. L’art est une menace. Une insulte. Une trahison. L’art est une exception. L’art est un effritement. Un effondrement. Une guerre de tranchées. Un drapeau blanc. Un plongeon de 10 mètres. Un mariage arrangé. Une messe païenne. Un dessin d’enfant.

L’art est un acte de foi. Souvent un acte manqué. Mais toujours un acte d’amour.

Me croyez-vous si je vous dis, l’art est un acte d’amour ? (poing levé)

 

Manifester le fragile – Pierre Lefebvre

i 11 mai 2018 Pas de commentaires par

De guingois

1

J’ai toujours été maladroit. Sans entrer dans les détails, juste apprendre à nouer mes lacets ou à faire du bicycle a été laborieux, pour tout dire, même arriver à orthographier comme il faut mon nom de famille s’est avéré un vrai calvaire. L’essentiel des apprentissages supposés faire de moi un homme, un citoyen, un employé, se sont tous déroulés de la même manière, en hoquetant, en titubant, en bégayant.

2

Est-ce là la raison pour laquelle la littérature est un lieu où je me sens comme un poisson dans l’eau? J’aime le penser. Il y a dans chaque roman, poème, essai, journal, nouvelle, un aspect difficile à cerner qui le rapproche du décalage, de la discordance, de l’eau, de la nuit. Il y a aussi dans la littérature une affaire (je ne sais pas dire mieux) qui évoque à la fois l’empotement du corps plongé dans le sommeil et la soudaine plasticité de l’esprit qui semble en découler et dont la raison ne sait que faire.
Mrs Dalloway de Virginia Woolf, Le parti pris des choses de Francis Ponge me laissent ainsi entendre combien l’inaptitude ou l’angoisse peuvent s’avérer, comme n’importe quoi d’autre, une porte d’entrée, une ouverture, une meurtrière pour accéder au monde, c’est-à-dire à ce qui sans cesse échappe. D’ailleurs, je me dis que c’est au fond dans ce qui n’arrête pas de s’effilocher, de s’effriter, de ne pas tenir ni debout ni couché, que réside, s’il en est un, l’universel et non dans la Raison avec un vrai grand R où l’Occident s’est bêtement contenté de le loger, rendant du coup suspect, si ce n’est pervers puis inhumain, ce que la raison ne sait ni embrasser ni contenir.

Comme le dit Céline Minard : « Un texte littéraire ne se tient pas comme un raisonnement, il est déhanché, c’est son chic et sa structure, on ne peut pas le réduire en calculs de valeurs, il devrait s’effondrer et pourtant il tient ! »

3

Je pourrais dire la même chose de moi. Je devrais m’effondrer mais je tiens. Enfin, un peu. Mon incapacité à aborder virilement le monde par la main et l’outil – marteau, équerre, égoïne, poinçon, tableau Excel, j’arrête ici – m’en semble une preuve parmi d’autres. Ou alors je me méprends et cette incapacité-là ne fait qu’amplifier ma perception de ce qui est bancal en moi, les doigts d’abord, mais très vite également la bouche, la langue, le corps en entier, le soliloque surtout, entre ritournelle et sécrétion, qui en émane et l’accompagne le long du jour, le long de la nuit, tout ça donc, le palpable comme l’impalpable, jamais tout à fait dans le bon angle au bon moment sauf dans la solitude du livre ou du travail d’écriture.

En même temps, ce n’est pas comme si la littérature me permettait de coïncider avec moi ou le monde. Cela dit, contrairement, à l’espace médiatique, et plus précisément en fait au cadre politique, économique et social dans lequel je me démène, La promenade de Robert Walser, le Molloy de Samuel Beckett, reconnaissent ma stupeur d’être en vie.

C’est d’ailleurs ce qui du monde contemporain s’avère, peut-être bien, le plus effarant. Aucun espace, aucun lieu, ne nous permettent plus, collectivement, j’oserais même dire politiquement, d’éprouver notre étonnement, notre vertige d’être là.

4

David Foster Wallace parle ainsi de la capacité de la littérature à rompre la solitude. Je le paraphrase, mais en gros, Wallace distingue deux types de texte. Ceux capables de nous faire oublier que nous nous trouvons assis dans un fauteuil en train de lire et les autres, ceux qui, le temps d’un éclat, nous permettre de ne plus être seul, ni intellectuellement, ni émotionnellement, ni spirituellement. Wallace dit que dans ce temps-là il se sent human and unalone, humain et désesseulé. Il dit que dans la fiction et la poésie, il se trouve en conversation profonde avec une autre conscience d’une manière qui ne se produit pas avec les autres arts.

5

Je me demande des fois si ce n’est pas la nature de la langue qui se trouve à l’origine du sentiment de Foster Wallace. La langue, c’est ce qui la rend si épeurante, est tout à la fois commune et intime. À travers elle, la frontière entre ce qui relève de moi, du mien, et ce qui relève de tout, de tous, s’avère assez floue, pour ne pas dire fantomatique. Au moment où ce qui, en nous, l’intime, le friable, l’innommable, comme le disait l’autre, se met à coïncider avec des mots, une grammaire, et donc aussi avec le parcours historique, contingent, ayant donné à ces mots et cette grammaire-là la forme qu’on leur connaît, un point de contact, ou peut-être même une rencontre, entre nous et l’humanité dans sa durée, se met en place.

Parler, lire, écrire, écouter, c’est toujours activer un héritage, le conquérir comme le disait Malraux, c’est nécessairement s’inscrire, tantôt par le biais de la fidélité, tantôt par celui de la trahison, dans le cours d’une lignée remontant, si ça se trouve, aux grognements et aux fascinations muettes. C’est être, quand on se trouve dans l’œil du cyclone – c’est à dire dans le vertige d’être soi, dans la terreur de son propre récit jamais, peu importe la façon, formulé comme il faut – human and unalone.

Avant de nous permettre de dire quoi que ce soi, le langage nous dit combien nous sommes liés et reliés à un innombrable, à un impalpable se situant au-delà comme en deçà de nous. Évidemment, ânonner à longueurs de journées des Passe-moi le sel, des Le cours du Nasdaq continue de grimper, des Les politiciens, c’est simple, ils rient de nous autres, ne nous donnent à peu près jamais l’occasion de ressentir ces liens-là.

La littérature nous les rappelle.

6

Lire Montaigne, lire Michon, c’est se retrouver dans une langue, un vocabulaire, une grammaire hors du discours justifiant, normalisant, adoubant l’ordre, politique, économique, psychologique, esthétique et éthique des choses, instauré (il va sans dire, je le dis quand même) par les puissants, c’est-à-dire ceux qui possédent les moyens d’imposer leur représentation tristement univoque du monde et de la faire passer pour le réel lui-même. Or, comme nous le dis Jean-Pierre Siméon : Le réel est illimité. Rien, ni un caillou, ni un visage, ni un geste, n’est monosémique, alors que tout dans la société veut nous faire croire que ça l’est. Ce qu’on nous dit, c’est : un geste = un sens; un regard= un sens; un visage = un sens; un voile = un sens; vous voyez ce que je veux dire…

7

Je ne tente pas ici de sacraliser la littérature ou d’en faire une manière de gris-gris à même de nous arracher à l’horreur que nous ne cessons, collectivement, de sécréter. Depuis le temps qu’elle existe, si la littérature et, disons également les arts, tous les arts, avaient la capacité de métamorphoser le monde vers tangiblement moins d’abjection, ça se saurait.

Cela dit, la ramener au raz des pâquerettes et en faire, comme le braient la plupart des gestionnaires de nos officines culturelles, tantôt une voie royale menant au bon port de l’identité, de la citoyenneté, de l’ouverture à l’autre, de la civilité et de la tolérance, tantôt un secteur économique dynamique fournissant emplois et occasions d’affaires aux imprimeurs, gestionnaires de site Web, éditeurs, libraires, profs de cégeps et réviseurs et graphistes, etc., etc., etc., m’apparaît d’une tristesse comme d’une mesquinerie sans nom.

10

Un texte littéraire est un moment de désordre. De déséquilibre. C’est une interruption, petite ou vaste, de la façon dont la vie est supposée aller. D’une certaine manière, la littérature est à mettre dans le même sac que la rencontre amoureuse, que la rupture amoureuse, que le désordre social, la guerre, la catastrophe, la jouissance, la maladie et la mort. C’est de ça, mais sur un autre mode, qu’elle relève, et c’est ça qu’elle nous révèle aussi. La littérature est de l’ordre de ce qui ne se maîtrise pas, même mal, de l’ordre de ce qui traverse, nous traverse, nous transforme, et souvent sans l’accord ni de la raison, ni de la volonté. La littérature rend compte de la perte de contrôle, tantôt terriblement intime, tantôt essentiellement politique, tantôt mélange plus ou moins harmonieux des deux, qui risque toujours d’arriver. À cette perte-là, elle donne une forme, et pas pour la fixer, l’assujettir, l’arrêter, non, pour la reconnaître. La littérature nous donne ainsi des assises nous permettant d’envisager qu’un événement en nous, hors nous, quelque part entre les deux, a bien eu lieu.

Mais plus sobrement, plus humblement surtout, elle aide à faire sens, de façon bien sûr immanente, et fugace et fragile, et friable, de tout ce que nous éprouvons du simple fait d’être au monde.

Et ça, c’est immense.

 

 

Manifester le fragile – Julie Vallée-Léger

i 11 mai 2018 Pas de commentaires par

(J’apporte une desserte.
Sur la déserte il y a un citron et un tupperwear avec du bleu dedans
Une autre personne apporte un escabeau et le place près du micro.
Je sort un grand carré de papier bulle de la desserte.
Je le montre.
Je le pose sur le sol.
Je marche dessus.
Je bois un verre d’eau.)
Bonsoir,

(Je suis scénographe.)
Je travaille avec l’espace, l’objet et la matière brute.
Je m’en sert comme éléments dramaturgiques.
Dans les plans de cours que j’ai donnés il est gravé :
 »la scénographie est au service du texte ».
Le théâtre montréalais est textocentré.

(Autre gorgée d’eau.)

À main levée, qui connait Christian Carrignon?
- C’est une vraie question.
Christian Carrignon, c’est le pape français du théâtre d’objet.
− Qui connais Agnès Limbos?
Agnès Limbos étant la papesse Belge du théâtre d’objet.

Carrignon a monté une anthologie de théâtre d’objets,
rassemblant des formes de plusieurs artistes,
dont une forme magnifique d’Agnès Limbos.

Je rêverais d’une anthologie de petites formes de théâtre de matière québécoises. J’y présenterais :

• Le tape à mesurer de Robert Lepage
• Le citron du bureau de l’APA
• La slime de la Pire Espèce
• Un des automates de Marcelle Hudon
• La marche mortuaire des souliers microphonés de Karine Sauvé
• La féminité explosée dans le papier bulle de Vicky côté
entre autre

Le tape à mesurer de Robert Lepage

À main levée, qui a entendu parler du numéro de tape à mesurer de Robert Lepage?
Qui l’a vu?

Robert Lepage est un auteur scénique de Québec qui fait du théâtre-choral-d’objet-Hi-tech- psycho-historique-validant l’intelligence du spectateur.

Il a raconté l’histoire de l’humanité avec un tape à mesurer.
Dans Vinci.
Je ne l’ai pas vu.
Mais j’imagine tout le potentiel sémantique, la lucidité et l’intelligence de l’exercice.
Et surtout son apparente simplicité.
Et aussi son aspect économique.
(bulle)
Ça peut paraître étrange, ou borguésien, mais je crois que je préfère entendre parler de cette forme plutôt que de l’avoir vu.

Le citron de l’APA

Qui a vu le dernier spectacle du Bureau de L’APA?
Ça s’appelle Entrez nous sommes ouverts.

Le bureau de L’APA est un groupe de recherche de Québec qui fait de la performance-cabaretique-technologiquement-bidouillée-poético-brute-ludico-trash-surploged.

Ce spectacle est une suite de connections électriques produisant des sons et des images.
Je vais essayer de vous en décrire une de ces connexions.
Elle m’habite depuis que je l’ai vue.

Étonnamment, cette connexion se produit lorsque le courant électrique s’interrompt.
Suivez moi bien.
Les deux connecteurs sont plantés aux extrémités d’un citron.
(Je prend le citron)
Le courant passe grâce au liquide à l’intérieur du citron.

Lorsque l’humain coupe le citron en deux,
le courant s’interrompt
et produit un chant d’opéra puissant.

Pour pouvoir continuer le spectacle,
l’humain doit rétablir le courant.
Il place alors le citron dans un étau et serre la visse.

En cours de représentation, le jus du citron s’écoulant,
le courant est interrompu
et le chant d’opéra reprend, perturbant la représentation.

Les performeurs doivent alors
resserrer l’étau… jusqu’à la prochaine fois.

Ce citron n’est pas que symbolique.
Ce citron n’est pas que métaphorique.
La matière fait appel à notre intelligence, mais pas seulement.
Le potentiel d’accès à l’inconscient est souvent plus direct avec la matière qu’avec la parole.
La matière passent par le canal des sensations.
La mémoire, le sens, la poésie est activée par la matière,
autant, sinon plus, que par la parole.

(Je vais placer la slime sur l’escabeau.)

La Slime de la Pire Espèce

À main levée, Qui a vu Futur intérieur du théâtre de la Pire Espèce?
Ha super

La Pire espèce est une troupe de Montréal qui fait du théâtre-expérimental-d’acteurs-manipulateur d’objets- de jeux narratif et de tournée.

Voilà un des résultats de la recherche sur la matière molle :

(temps)

Les automates de Marcelle Hudon

Qui a vu les automates de Marcelle Hudon?

Marcelle Hudon est mon idole (elle vient aussi de Québec).
Quand je vais être grande j’aimerais être Marcelle Hudon.
Elle fait de la marionnette-expérimentale-pour adulte.

Sa première série d’automates a brûlée dans un incendie sur la rue St-Laurent.
La deuxième série d’automates a été activée entre autre ici, Aux Écuries, au Mexique et à Paris.

Ce sont des marionnettes, toutes fragiles et délicates en équilibre sur des haut parleurs.
Elles sont animées par la vibration de basses fréquences.
Leurs ombres sont projetées sur des écrans.
C’est un déambulatoire pulsé.

C’est étrange et magnifique.
Ça nous renvoie à nos états de vibrations intérieurs.
Il n’y a pas de récit, pourquoi ça me bouleverse autant?

La marche mortuaire des souliers microphonés de Karine Sauvé

Qui a vu les Grand-mères mortes de Karine Sauvé?

C’est le meilleur spectacle que j’ai vu depuis les cinq dernières années.

Karine Sauvé est une voix-plasticienne-interindisciplinée-fantastique.

J’aurais aimé vous montrer ses matières mortes
et la marche mortuaire de deux micros dans des souliers blancs.

C’est simple, percutant et émouvant.

La féminité explosée dans le papier bulle de Vicky Côté

À main levée, Qui connait Vicky Coté?

C’est une artiste du Saguenay elle fait de la dramaturgie-performative-de mouvement dans la matière brute.

Toutes ses matières ont brulées dans un énorme incendie l’année dernière.
Le milieu du théâtre et la marionnette s’est mobilisé pour l’aider à retrouver et reconstruire son répertoire.

Je pense souvent au Ring (Le ring c’est la salle juste à côté qui a injustement perdu son nom et sa vocation)
Je pense souvent au Ring complètement tapisé de papier bulle et Vicky côté, enroulée dans du saranwrap, marchant en talon aiguille sur les bulles.

Le théâtre de matière est quelque chose de fragile
comme la poésie
comme faire du pain

Voilà ce qui m’anime.
(Bulle)
Fin

Un constat individuel en forme de constat à l’amiable

i 7 mai 2018 Pas de commentaires par

De Marilyn Perreault

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Tsé quand t’as eu un accrochage pis qu’y a pas eu de réel impact.
Ben tu remplis un constat à l’amiable.
Tu fais pas venir la police, tu remplis un constat à l’amiable.

Tsé quand c’est pas un assez gros accident ben fracassant qui a fait ben de l’éclat, assez pour que les autres automobilistes de l’autre côté de l’autoroute s’arrêtent pour voir s’il y a du sang.
Ben tu remplis un constat à l’amiable.

Tsé quand c’est pas un assez gros accident où il va falloir que tu refasses ta carrosserie au grand complet si tu veux pas que les autres aient peur de toi sur la route.
Ben tu remplis un constat à l’amiable.

Tsé quand ça a pas fait un carambolage impliquant au moins 100 ou 1000 voitures qui vont toutes avoir à refaire leur carrosserie au grand complet ou que leur vieille minoune soit considérée comme perte totale.
Ben tu remplis un constat à l’amiable.

Ben, après un an et demi de revendications au sein du F.E.T., je sens qu’on est encore à l’étape du constat à l’amiable, que l’impact n’a pas encore été assez grand pour qu’on ait à changer de char ou que ça coûte vraiment cher de refaire sa carrosserie parce qu’on discute encore si on aime ou pas la parité alors que le coeur du problème est qu’on fasse un virage à 180 degrés – désolée pour le mauvais jeu de mot, mais ça dit bien ce qu’il faudrait faire – qui se déploie avec des actions concrètes qui se reflètent pas seulement dans les programmations, mais aussi dans l’enseignement dans les écoles normales et professionnelles, dans les prix donnés aux artistes, etc.

Après un an et demi de revendications, on s’est frotté les uns aux autres, on a légèrement grafigné la voiture de papa, mais les impacts ne sont pas encore trop visibles, du moins pas encore dans toutes les programmations et sphères de notre travail. Pourtant, ça avance, on a annoncé avant-hier dans les médias que le Conseil des arts du Canada allait travailler sur le dossier de la parité, mais en revanche on a eu droit à au moins trois lancements de saison à faire brailler une vache espagnole qui ne sait même pas c’est quoi le féminisme. On a eu droit à des «ça va être plus visible l’année prochaine», on a eu droit à «on avait promis ça l’année passée en entrant en poste, mais on va le voir mieux dans le courant de notre mandat», on croirait entendre des politiciens en campagne électoral! Or, l’avenir semble toujours lumineux en campagne électorale, mais mon dieu que le paysage change une fois le politicien élu.

Tsé quand après un accrochage, tu te dis «ben non, j’irai pas à l’hôpital, j’ai pas mal, c’était juste un petit accrochage, mais que le lendemain tu te lèves avec deux cervicales débarquées de leur socle».

Tsé quand t’as un accrochage pis que les égratignures sont plus présentes sur TA carrosserie que sur l’autre voiture pis que tu pourras pas revendre ta voiture au prix que t’aurais voulu, pis que le constat est donc pas équitable pour les deux parties.

Tsé après un accrochage quand tu te dis «ben non, on fera pas venir la police, ça va prendre ben trop de temps, pis tsé c’est pas si pire ce que ça a fait à la voiture», ben c’est un peu l’effet que me fait cette année et demi de
revendications.

Ben oui, je crois qu’il va falloir qu’on fasse venir la police dans ce dossier, qu’on parle d’équitable, qu’on parle de paritaire, du moins pour les prochaines années pour que les femmes rentrent dans le système par une voie d’obligations jusqu’à ce que ce soit «normal» qu’on pense à elles à chaque fois qu’on prend une décision, à chaque fois qu’on fait un choix artistique qu’on se dise «est-ce que ça pourrait être une femme qui ait ça ce poste-là ou ce contrat-là même si d’habitude, c’est un homme qui fait ça».

Ben oui, il faudra qu’il y ait des sanctions pour les récalcitrants parce que même en sachant le problème, même en en ayant entendu parler sur un nombre incalculables de tribunes depuis un an et demi, on entend encore «oui, mais tsé le répertoire», «oui, mais tsé lui je le voulais dans ma programmation même s’il y a 15 femmes en ligne qui attendent», «oui, mais tsé ma grande salle n’est pas prête pour ce genre d’écriture, ce serait plus facile de la reléguer dans la petite salle», «oui, mais tsé l’excellence artistique qui doit prôner sur l’équitable».

Rappelez-vous qu’on «pensait» être un milieu progressiste jusqu’à ce qu’on voit les pourcentages…

Pour ceux à qui ça ferait peur la police, sachez que s’il y a police et cahiers de charge, il y a AUSSI – et c’est très important de le dire – des moyens mis à la disposition de ceux à qui on demande ce changement, chose qui n’existe manifestement pas encore. On ne peut pas se contenter de constat à l’amiable avec l’autre voiture, il faut aussi remplir les nids de poule qui ont peut-être produit un mauvais jugement, ou le panneau qui n’était
pas clair qui fait que vous avez coupé l’autre, peut-être que les lignes au sol étaient effacées par trop de tempêtes durant l’hiver, peut-être que la SAAQ lui a laissé son permis même s’il était trop vieux pour conduire, peut-être que le gouvernement n’a pas fait de règles suffisamment strictes concernant l’entretien des véhicules, etc.

Un constat à l’amiable, oui, OK, j’en parle depuis tantôt comme si c’était mièvre parce que ça n’a pas l’impact d’un accident qui va tout changer, mais dans «constat à l’amiable», il y a aussi «amiable». Avec ce mot, j’aimerais dire à l’ami avec un i que je ne suis pas en train de t’attaquer l’ami, on est tous dans le même bateau – ou la même voiture si t’aimes mieux – l’ami on a tous été éduqués dans à peu près le même système de valeurs et d’éducation qui fait en sorte de dicter telles choses aux filles et telles choses aux gars. L’ami, moi aussi, il m’arrive d’écouter plus l’homme qui parle dans la pièce que la femme qui est moins sûre d’elle, l’ami, je veux pas faire ce changement contre toi, mais AVEC toi. L’ami, je suis pas en train de vouloir voler une place qui a été instaurée par je ne sais trop quel système millénaire, l’ami je veux juste que mon travail ressemble à cette société qui change et où on veut plus de femmes en politique, plus de femmes dans les métiers non traditionnels, où on veut que les femmes disent tout haut quand ça marche pas, quand on empiète sur leur intimité et intégrité physique, sexuelle ou professionnelle. L’ami, je veux que tu prennes les enfants pendant que je vais finir au travail un peu plus tard que prévu, je veux que tu penses au souper, on se fait ça kif-kif. Tsé une journée, c’est toi, une journée, c’est moi. L’ami, on est dans une maudite belle époque où on se questionne sur qui on aime : la personne devant nous ou le sexe qu’elle représente. On est à une maudite belle époque où ça arrive des fois que c’est moi qui conduis la voiture et des fois c’est toi. C’est ça. C’est tout.

Les pourquoi du F.E.T.

i 7 mai 2018 Pas de commentaires par

Le 6 mai 2018, dans le cadre du 17e Festival du Jamais Lu, une discussion publique fut organisée par le F.E.T. afin de faire un bilan de la première année d’activités du regroupement des Femmes pour l’Équité en Théâtre. Pour l’occasion, les artistes Catherine Bourgeois, Marilyn Perreault et Marie-Claude Saint-Laurent ont établi une liste des « Pourquoi », nous rappelant ainsi les raisons pour lesquelles il faut encore se mobiliser et travailler à la parité.

 

Pourquoi j’ai souvent le goût de crier ?
Pourquoi suis-je une femme-artiste et pas une artiste tout court?
Pourquoi étiquette-t-on qu’un texte écrit par une femme c’est une écriture de femmes et qu’un texte venant d’un homme est d’emblée universel?
Pourquoi notre société pense qu’une écriture est nécessairement genrée ?
Pourquoi a-t-on peur des quotas?
Pourquoi faire des cartes postales avec des pourcentages, ça semble si choquant pour plusieurs?
Pourquoi nos méthodes d’analyse ont été mises en doute?
Pourquoi ne suis-je pas prise au sérieux ?
Pourquoi plus il y a d’argent et de pouvoir, moins il y a de femmes ?
Pourquoi le Prix John Hirsch et le Prix Michel Tremblay ont-ils été remis presque exclusivement à des hommes?
Pourquoi plusieurs femmes songent sérieusement abandonner le métier après de fréquents refus et devant la rareté de la valorisation du travail de leurs consoeurs jeunes et moins jeunes?
Pourquoi félicite-t-on des hommes qui donnent la place aux femmes, plutôt que de féliciter des femmes qui ont réussi à prendre leur place ?
Pourquoi les figures féminines importantes n’ont pas leur place sur la ligne du temps ?
Pourquoi l’imaginaire collectif est-il misogyne ?
Pourquoi on ne fait pas un pep talk aux filles au primaire, au secondaire, au cégep, à l’université et dans les écoles de théâtre que la place qu’elles s’occupent n’est pas une place volée, mais une place qu’elles doivent prendre?
Pourquoi «faire une place de choix aux femmes dans la société» ne fait pas partie de la Charte des droits et libertés?
Pourquoi les femmes ont généralement moins confiance en elles ?
Pourquoi dans l’éducation des jeunes filles, on n’inclut pas d’emblée que prendre sa place, se faire confiance et s’enlever de la tête le complexe de l’imposteur, c’est la base de l’affirmation de soi qu’on soit un garçon ou une fille?
Pourquoi certains hommes pensent qu’on veut prendre LEUR place alors que cette place depuis des millénaires ne leur appartient pas d’emblée? Pourquoi on a dit que c’était leur place?
Pourquoi les questions que je pose présentement allument-elles les susceptibilités des directeurs artistiques ?
Pourquoi suis-je aussi cynique?
Pourquoi les lancements de saisons sont comme des claques en pleine face ?
Pourquoi c’est si long avant que le changement s’installe pour vrai ?
Pourquoi au lutrin, devant des médias, devant un public d’abonnés et beaucoup de représentants de la communauté théâtrale, une nouvelle direction artistique fait de la place des femmes une priorité et que ça ne se reflète pas dans sa première programmation?
Pourquoi des textes d’homme dans des mises en scène d’homme ont-ils leur place dans un théâtre à la mission féministe ?
Pourquoi la place des femmes est beaucoup plus dans les petites salles que dans les grandes salles?
Pourquoi est-ce qu’on a entendu dernièrement une direction artistique se défendre – avant qu’elle ne se fasse poser la question – sa programmation particulièrement non-paritaire en disant notamment qu’elle ne pouvait pas ne pas s’empêcher d’intégrer dans cette programmation un jeune metteur en scène européen? Pourquoi lors de ce lancement on n’a pas plutôt entendu «je ne pouvais pas ne pas m’empêcher d’engager cette jeune metteure en scène d’ici et lui permettre de gagner sa vie cette année?
Pourquoi après un an et demi de revendications, une direction artistique relègue encore à l’année prochaine la visibilité des femmes?
Pourquoi j’ai l’impression que quand j’entends dire que les femmes vont être plus visibles l’autre saison d’après, j’ai l’impression d’entendre un alcoolo dire que demain il ne boira plus?
Pourquoi attendre l’an 2234 pour atteindre la parité?
Pourquoi rien n’est acquis ?

Pourquoi la parité est un sujet si polémique?
Pourquoi on aime mieux l’équité que la parité?
Pourquoi pense-t-on que parité rime avec pitié ?
Pourquoi je suis si fatiguée?
Pourquoi j’ai parfois l’impression qu’on me fait «une faveur» quand je suis choisie alors que ça devrait être juste normal?
Pourquoi quand on parle d’excellence artistique, on pense être mieux servi par un homme?
Pourquoi nos filles méritent d’être témoin de la réussite de nos femmes ?
Pourquoi faire du théâtre de répertoire semble être une bonne raison pour ne pas être paritaire ET chez les auteurs ET chez les metteurs en scène choisis pour une saison? À ce que je sache, un metteur en scène, c’est quelqu’un qui vit et travaille maintenant?
Pourquoi on ne s’habitue pas à mettre un aide-mémoire sur le coin de notre bureau, quelque chose qui nous rappellerait ceci : est-ce que j’ai donné, à chance égale, la place aux femmes aujourd’hui? Est-ce que j’ai écouté une femme parler de la même manière que je l’aurais fait avec un homme? Est-ce que j’ai pensé que le poste d’éclairagiste ou à la conception sonore pouvaient être occupé par une femme?
Pourquoi l’équité salariale n’est pas mise en application quand c’est pourtant une loi ?
Pourquoi j’ai l’impression de faire rire de moi ?
Pourquoi ça semble si drôle, pour de jeunes comédiens garçons, en salle de répétition de tourner à la blague les revendications faites par les femmes?
Pourquoi faire des actions concrètes si elles sont mal perçues par notre « famille théâtre »?
Pourquoi les mouvements sociaux de revendications sont récupérés sans vergogne pour vendre des abonnements?
Pourquoi certains théâtres nous donnent l’impression de faire des choix « de mode » plutôt que des choix réellement ancrés dans un désir de changement durable ?
Pourquoi j’ai pas le goût que ce mouvement soit un phénomène de mode?
Pourquoi cette année on a vu autant de supplémentaires et reprises de spectacles écrits et/ou mis en scène par des femmes alors qu’on ne leur fait pas facilement confiance à la création?
Pourquoi les spectateurs ne semblent pas avoir les mêmes préjugés défavorables que les directeurs artistiques ?
Pourquoi j’ai souvent le goût de pleurer?
Pourquoi les femmes n’ont pas le droit à l’erreur?
Pourquoi les femmes ne négocient pas leur cachet ?
Pourquoi la paternité n’est pas un obstacle à l’employabilité des hommes?
Pourquoi j’ai pas le goût d’être paternalisée dans l’exercice de ma profession?
Pourquoi la maternité est souvent mal perçue chez les femmes créatrices ?
Pourquoi parler si personne ne veut entendre ?
Pourquoi écrire et dire haut et fort peut être dangereux pour la carrière d’une femme et peut être bénéfique pour celle d’un homme ?
Pourquoi on n’a pas un comité de tête chercheuse pour répertorier toutes les créatrices qui font de la mise en scène et qui écrivent pour aider les directions artistiques à ne plus dire qu’il n’y a pas beaucoup de femmes qui écrivent et mettent en scène?
Pourquoi on ne crée par un répertoire d’œuvres de femmes en chantier à envoyer dans tous les théâtres?
Pourquoi je mets autant de temps à me battre alors que ce précieux temps pourrait être mis dans ma prochaine création?
Pourquoi à une réunion du CQT en pleine semaine et annoncée pas très longtemps d’avance, on se fait reprocher, les femmes artistes, de ne pas être là GRATUITEMENT en grand nombre alors qu’on travaille GRATUITEMENT à la défense de nos droits depuis un an et demi, qu’on doit aussi gagner notre vie sur ce créneau horaire et qu’il y a déjà sur le panel une de nos représentantes?
Pourquoi il y a un certain essoufflement au sein de la FET ?
Pourquoi je me suis levée à 6h à matin pour ramasser toutes ces questions qui restent en suspens?
Pourquoi je suis en train de me poser toutes ces questions en 2018 alors qu’on suppose que le milieu professionnel dans lequel j’évolue est de gauche et progressiste?

Écrivez-nous au info@jamaislu.com pour ajouter vos « pourquoi » et contribuer à la liste.

Le français de chez nous

i 5 mai 2017 Pas de commentaires par

PAR ELENA STOODLEY

Texte lu le 5 mai 2017, lors de la soirée d’ouverture du 16e Festival du Jamais Lu, Safe Space : Édith tient salon.

Bien que ce texte raconte mon histoire, il ne parle pas de moi. Je suis terrorisée d’en parler, mais je ne saurais faire autrement.

L’autre jour je me suis surprise à bloquer en français. J’habite dans un quartier où l’espagnol est fluide et mon oreille, réceptive. Une dame peinait à me demander des directions en français, je me suis entêtée à lui franciser sa route et quand j’ai fini par lui répondre dans sa langue, ses épaules ont relâché un « muchas gracias » plus grand que merci. Je me suis dit « Quelle conne je suis! Je fais ça pour qui? ». Je laisse le français m’empêcher de connecter de la même façon qu’il me bloque en famille.

Il y a trois ans, mon père a développé une aphasie suite à un accident cérébrovasculaire. Il y a perdu le sens des mots. Quand j’ai compris que son créole était plus fluide et moins douloureux que son français, j’ai dû me faire violence pour me permettre de lui parler dans sa langue.

Pourquoi?

À quel moment Speak White est-il devenu Parle Blanc? À quel moment y ai-je adhéré, moi?

Et quand on Parle Blanc, parle-t-on un français culture ou un français de classe?

J’ai un prénom hispanophone, María Elena avec un petit accent sur le í, que le gouvernement a effacé quand on a dû refaire nos actes de naissances – je crois – en 2002. J’ai un nom de famille anglais,
« Stoodley » issu d’un petit village de farfadets au sud de l’Angleterre – que j’ai visité l’an passé. Mes pensées parlent français, mais mon cœur vibre sur un rythme créole.

Pourtant, je n’ai jamais réussi ma vie artistique en français. Mes parents n’ont pas pu travailler non plus. Et ils ont tout fait. Tout refait même. Ma mère, déjà enseignante dans son pays, était
refusée partout faute de diplôme équivalent. Après avoir refait ici toute son éducation du cégep à la maîtrise, elle était refusée partout faute de surqualification. Mon père diplômé au Québec en tant qu’ingénieur était chef cuisinier. Mes parents qui aiment tant lire. Mesparents au français parfait. Ma mère qui votait oui pour Parizeau et qui a sûrement aimé René Lé.

Je vis au Québec comme si j’étais née dans un Airbnb et par conséquent, en avais hérité d’une nationalité de sous-sol. Née visiteuse permanente. Pour nous aider à bien nous intégrer, sûrement,
mes parents nous ont encouragés à bien parler français et j’ai du même coup perdu ma pensée haïtienne.

Je ne saurai jamais ce que mes parents ont vécu dans leur pays. J’y ai vécu un peu aussi mais ne m’en rappelle plus. Par contre, le Québec lui, sait c’est très bien ce que c’est d’être haïtien:
« C’est un pays maudit! »
« Les noirs d’ici sont des zéros sans héros! »
« Les hommes noirs sont des gros pénis. riches et pimenté! »
« Haïti est le pays plus PAUVRE d’Amérique… »

Adolescente, j’ai fermé la télévision francophone.

J’ai découvert à travers l’art un monde où tout était possible. Même faire de la musique avec des casseroles. En fréquentant le monde universitaire, j’ai rencontré des gens qui savaient parler de ma réalité en tant que personne noire. Mais jamais en français.

Cette langue que j’écrivais jadis sans faute – oublie ça maintenant – m’a vite tourné le dos les rares fois où je la chantais devant ses mousquetaires. Littéralement, les québécois quittaient la salle quand je chantais.

J’ai donc cessé de chanter en français.

J’ai juste déconnecté. Maintenant mon cerveau ne sait plus ce qu’il parle. Une espèce de melpot polyglotte, à l’image des 375 ans d’histoire de Montréal.

Plus tard, je me suis demandé comment je suis arrivée à ne presque plus vivre en français.

Je m’étais laissée pousser sur un champ de bataille qui n’était pas le mien et j’en ai eu marre.

Le français c’est un lègue colonial. Pour Haïti, Pour le Québec aussi. De toute façon, l’hexagone métropole a déjà ses mercenaires de la langue dans les écoles de dizaines de pays du Sud où ils s’imposent dans l’esprit des étudiants pour les mener à vénérer la langue française. Le français,
c’est important pour conserver l’empire français, pas la culture québécoise.

À mes yeux, une culture n’est pas que sa langue. C’est comme si j’essayais de vendre la beauté d’un arc-en-ciel en parlant que de son bleu. Et que je forçais tout le monde à ne parler que de son bleu quand ils parlent de mon arc-en-ciel. La langue n’est qu’un élément de la culture québécoise. Comme bien d’autres cultures, et j’aime croire que le Québec est plus que ça.

Je ne parle pas anglais parce que j’aime ça, je parle anglais parce que ça me donne accès à une carrière qui m’est hermétique en français. Je parle anglais parce que, dans cette langue, il existe des mots pour me définir et expliquer mes positions politiques. Je parle anglais parce qu’en grandissant à regarder la télé francophone, c’était culturellement suicidaire pour moi. Les noirs à la télé ne pouvaient être des êtres entiers. Que des décorations nègres ou du piment sur l’humour québécois. Je parle anglais parce qu’il me donnait accès à la culture américaine qui me faisait moins mal.

La défense de la langue selon moi, en ce moment, n’est qu’un outil pour exprimer le malaise identitaire québécois. Une nation qui s’identifie par la négative ne peut pas connaître son entièreté.

Nous sommes québécois parce que nous ne sommes pas les anglais, les canadiens, les américains, les français, les immigrants, les autochtones. Nous sommes québécois parce que nous ne sommes pas les pires. La culture du pas-pire. Donc du okay, donc du bon. Nous sommes québécois parce que nos livres nous racontent que nous n’étions pas très méchants avec les autochtones. Ce qui nous permet de fermer les yeux sur notre méchanceté de maintenant. Nous sommes québécois parce que nous ne savons pas que le blackface se pratiquait chez nous aussi. Cela nous permet donc de porter un masque blanc
sur nos blackfaces de maintenant.

Alors qui sommes-nous?
Et pourquoi je ne m’inclus pas dans ce nous?

Pourtant j’aime le Québec. Si Okcupid pouvait dire « Aime-toi toi-même et le Québec t’aimera », je dirais: « Pour que je m’aime, il faut que je parle créole. Il faut que je puisse avoir une carrière en anglais – l’univers qui m’a acceptée – et still be québécoise. Il faut que j’accepte qu’en Haïti, je suis exotique. »

Il faut aussi que je puisse dire au Québec que je l’aime sans « mais ».

Je l’aime parce qu’il se défend toujours. Parce qu’il est le royaume du F.L.T. : Fais-lé TUSEUL (ça,
je viens de l’inventer). Parce qu’il donne une chance. Parce qu’il permet de s’exprimer, parce qu’il croit que le plus petit a le pouvoir du plus grand. Parce qu’il est capable de voir les inégalités de classe et de mettre en place un printemps étudiant. Parce que je peux marcher dans ses rues. Parce que je peux avoir les cheveux bleus. Parce que je peux y visiter tous les pays tout en ayant encore du pays à voir. Parce qu’il parle un français enjolivé. Le joual, c’est beau. Parce qu’il a créé Céline et parce qu’il m’a créée.

Le Québec a beaucoup plus à défendre que sa langue. Et s’il mettait en avant plan ce qu’il est, le monde voudrait parler sa langue pour y avoir accès.

Il y a quelques années, lors d’une soirée bien arrosée, j’ai chanté devant des députés une chanson un peu cochonne et dans le feu de l’action, je suis revenue au micro pour dire: « Je m’appelle Elena Stoodley et je représente le Québec à l’international! » et j’aimerais ça un jour pouvoir le dire, sobre.

Sans avoir peur. Avec un tout petit peu moins d’ego, juste ça.