Je suis parce que nous sommes
En orientant l’édition passée sur l’inutile, j’ai insisté sur le caractère unique de l’individu, sur ce qu’il découvre de lui-même lorsqu’on le laisse seul, sans les autres, sans les règles. Sur l’émerveillement qui se dégage de ce type d’exploration, quand enfin, on est libéré de tout ce qu’il faut être et faire dans le collectif.
Mais il serait injuste d’affirmer que ces instants de vérité, quand bien même ils sont vécus dans l’intimité la plus totale, ne sont le fruit que d’un individu, aussi imaginatif et brillant, sensible et intuitif peut-il être. En aval comme en amont, le collectif a son rôle à jouer.
Je suis parce que nous sommes.
Le self-made man est un mythe. Personne ne devient ce qu’il est dans l’isolement et le silence. Personne ne devient seul ce qu’il est dans les quelques 75 ans qu’il vit. Nous sommes tous composés d’un ensemble de caractères, d’idées, de comportements qui nous viennent des autres, qui ont été façonnés à la rencontre de l’autre. Ce qu’apporte l’autre, on peut s’en inspirer ou s’y opposer, mais c’est dans la relation qu’on se définit, qu’on existe. Steve Jobs n’est pas devenu seul ce qu’il est. Nombre d’individus avant lui ont créé, pas à pas, les outils qu’il a pu ensuite maîtriser et mettre sur le marché.
Et qui les a acheté, ses iPhones ?
Steve Jobs, c’est nous qui l’avons fait. Il ne serait pas Steve Jobs sans nous. Oprah ne serait pas cette icône de la réussite sans nous. René Lévesque, Céline Dion, Robert Lepage. C’est nous qui les avons faits. Je n’insiste pas sur cette idée pour diminuer leur courage et leur mérite. Ils sont indiscutables. C’est le fil indestructible qui rattache l’individu à sa communauté que je veux souligner. C’est de l’entrelacement complexe, indénouable, de la fibre même qui nous compose que je veux parler. Il ne sert à rien, au bout du compte, de se dissocier de son voisin. De dire qu’Alexandre Bissonnette, Richard Henry Bain ou Marc Lépine sont des loups solitaires. Nous participons à l’identité de tous.
Je suis parce que nous sommes.
Cette idée est inspirée d’un principe africain sur lequel Mandela, entre autres, a érigé sa philosophie : l’Ubuntu. L’affirmation de notre interdépendance et un appel à une solidarité nécessaire. Il est ambitieux de souhaiter s’extraire de son collectif, prétentieux de le mépriser, impossible d’exister sans lui. Tout naît et se développe grâce à la contribution du collectif, avec la complicité de celui-ci. Mais cette chose qui nous colle à la peau, qui nous détermine, nous et notre ombre, cette chose est protéiforme. Elle est malléable. Elle évolue. Si elle nous fait, nous la faisons aussi. Et c’est ici que sert le désir, l’inutile en chacun.
Comme l’annonçait Sartre au genre humain (et Dumbledore à Harry Potter à la fin du tome 3): Ce ne sont pas nos aptitudes qui font ce que nous sommes, c’est ce que nous choisissons d’en faire. Ce n’est donc pas ce qu’on rencontre quand on plonge dans nos profondeurs qui fait ce qu’on est, mais c’est ce qu’on crée en se servant de cette matière. Il s’agit, en d’autres termes, de rendre au genre humain ce qui lui appartient, ce qu’il a fait germer d’unique en chacun de nous.
L’individu, seul, n’est rien. L’individu, ça n’existe presque pas.
Marianne Marceau
Directrice artistique, Jamais Lu Québec