Échapper à l’utile
Selon moi, le théâtre est d’une inutilité indiscutable. Il ne guérit personne, ne réchauffe pas l’hiver, ne satisfait pas la faim. Il n’a pas pour objet de répondre à nos besoins fondamentaux. Tout comme, par ailleurs, l’ensemble des arts, des sports professionnels et la plupart des exploits du livre des records Guinness. Et pourtant, l’inutile est ce qui alimente le plus vivement notre fascination. Ce qui nous occupe avec le plus d’ardeur.
L’utile c’est le raisonnable, le logique, le consensus, le quotidien. C’est travailler dans un but prédéterminé, connu, prudent. C’est la mesure qu’on préfère pour évaluer une action, un travail, une journée : «Aujourd’hui, j’ai préparé les lunchs pour la semaine, j’ai fait du sport, j’ai travaillé sur ma demande de subvention, j’ai appelé ma mère : c’était une bonne journée.» J’ai été efficace. Productive. L’utile procure la douce sensation «d’avancer». Comme si le point à atteindre se rapprochait. Comme s’il y avait un point à atteindre.
Échapper à l’utile, c’est inviter à l’excès, à l’inconnu, au sacré. C’est accueillir la paresse certes, mais c’est aussi accueillir l’angoisse du rien. Car c’est quand on ne fait rien d’utile qu’on commence à «être pour rien», à découvrir qui on est. L’inutile, c’est l’intime. Le secret. Le fond de chacun. C’est ce qu’on fait seul, sans que personne ne l’ait demandé, sans que personne ne supervise. Quelque chose qui crée en nous de la joie. Contrairement à ce qu’on dit, l’inutile n’est pas une perte de temps, c’est plutôt la sensation du temps qui s’y perd. Le point à atteindre n’existe plus. L’expérience se suffit à elle-même. On est dans le présent. Comme dans le jeu, comme dans le sexe. On se sent vivant.
Les textes de cette édition sont traversés par la question de l’utile. De cet ensemble, un constat se dégage : l’inutile est une issue, une solution à inventer devant l’insupportable position qui nous est réservée, devant le «tout ce qu’il faut faire et être».
Comme les auteurs de ce Jamais Lu, échappons au rationnel, au temps et au profit.
Soyons fiers d’appartenir à la poésie de l’inutile.
C’est courageux.
Marianne Marceau
Directrice artistique du Festival du Jamais Lu Québec
Photo : Hélène Bouffard